Le progrès ne change pas tout

Les organisateurs du Vendée Globe ont annoncé leur sélection pour la course 2024, dont le départ sera donné le 10 novembre. Il a fallu faire des choix car il n’y avait que quarante places. Et beaucoup plus de candidats. Encore plus de skippers désireux de s’affronter autour du globe dans la plus grande régate du monde. En 1989, ils n’étaient que treize sur la ligne. Et l’inquiétude était grande. Interrogé sur son absence dans la course, Éric Tabarly avait simplement répondu que « la petite Marie avait encore besoin de son papa »… Sur les quais des Sables-d’Olonne, les badauds se demandaient non pas qui allait gagner, mais qui allait revenir… Les treize marins étaient des héros. Personne n’avait osé un tel parcours depuis le Golden Globe Challenge de 1968 : un seul candidat avait terminé le tour du monde, en 313 jours. Sept avaient abandonné. Un s’était suicidé… Mais tout a changé. Le prochain Vendée Globe sera la 10e édition. Cent-quinze skippers ont déjà participé. Le record est fixé à 74 jours, 3 heures et 35 minutes. Les voiliers sont désormais des machines volantes, et les skippers de vrais athlètes. Au départ, dans quelques mois, il n’y aura plus vraiment d’inquiétude sur le sort des marins. Les badauds, cette fois, admireront les bateaux, commenteront les énormes foils, les mâts démesurés. Et sans doute la capacité des régatiers à les maîtriser. La technique a pris le pas sur la poésie. Pourtant, et les quarante inscrits le savent, ils auront toujours les mers du Sud à traverser. À affronter parfois. Isabelle Autissier disait qu’on savait quand quelqu’un avait navigué dans ces mers si différentes : « cela se voit dans ses yeux ». Les Quarantièmes sont toujours rugissants. Les Cinquantièmes hurlants. Il y a des choses qui ne changent pas.

Christophe Agnus

Photo Eloi Stichelbaut / Polaryse

La voix de l’océan

Pour comprendre le monde, les cartes géographiques sont d’un précieux secours. Mais elles créent, cependant, une mauvaise habitude : celle de chercher les frontières, les limites, les bornes. Tout le monde construit par les humains tient dans ces mots, qui ne sont d’aucune utilité quand il s’agit de la mer. Allez trouver, au large, les repères permettant de délimiter telle ou telle zone. Les animaux marins n’ont pas de passeport. Les baleines, les grands requins, les orques, parcourent des milliers de kilomètres tous les ans, en étant simplement à l’écoute de guides plus précis, vivants : les flux naturels, les lignes magnétiques de la planète, les courants… Comme s’il y avait un dialogue permanent entre eux et la planète. À nous, peut-être, de les copier, en ne nous contentant pas de nos cartes muettes. Et en écoutant cet océan unique qui unit toutes les terres de la Terre. Michelet, le grand géographe, avait déjà, en 1875, compris tout cela. Lui qui écrivait : “C’est par la mer qu’il convient de commencer toute géographie. […] Grande, très grande différence entre les deux éléments : la terre est muette, et l’Océan parle. L’Océan est une voix. Il parle aux astres lointains. Il parle à la terre, au rivage, dialogue avec leurs échos ; plaintif, menaçant tour à tour, il gronde ou soupire. Il s’adresse à l’homme surtout. Comme il est le creuset fécond où la création commença et continue dans sa puissance, il en a la vivante éloquence ; c’est la vie qui parle à la vie. Les êtres qui, par millions, milliards, naissent de lui, ce sont ses paroles. La mer de lait dont ils sortent, avant même de s’organiser, blanche, écumante, elle parle. Tout cela ensemble, mêlé, c’est la grande voix de l’Océan

Christophe Agnus

Photo Domaine Public

Partenaire particulier

La photo peut intriguer : un phoque de Weddell connecté… Il s’agit pourtant bien plus qu’un anonyme pinnipède : un collaborateur scientifique pour le bien commun. L’étude du climat mondial s’appuie sur la récolte de données, partout. Un travail particulièrement difficile aux hautes latitudes où la glace de mer et les conditions météorologiques rendent la navigation périlleuse et empêchent la détection par satellite. Alors, les océanographes et climatologues ont trouvé des alliés : les éléphants de mer et les phoques. Des véritables « sondes » vivantes qui parcourent ces régions du monde toute l’année, capables de descendre jusqu’à 2000 mètres de profondeur et de couvrir des milliers de kilomètres sur et sous la glace. Il a fallu donc les équiper d’une véritable plate-forme océanographique miniature, que vous voyez sur la photo, collée sur le crâne du phoque, à un endroit où cela ne gêne aucun de ses mouvements. Un petit appareil qui enregistre des données aussi différentes que la température, la profondeur, le pH, la salinité, le taux d’oxygène… Quand l’animal est en surface, un satellite peut recevoir une partie des informations, la totalité étant récupérée au retour de l’animal sur la terre ferme. Résultat pour les scientifiques, qui collaborent au niveau international pour cette collecte de données : une vision précise des différentes masses d’eau et de leur dynamique dans l’océan Austral. Essentiel pour comprendre le mécanisme d’évolution du climat. Et si vous pensez que c’est anecdotique, un petit chiffre simple : près de 90% des données océanographiques collectées au sud du 60° parallèle proviennent des pinnipèdes. D’autant que, c’est aussi à noter, ils sont tous totalement bénévoles. Admirable…

Christophe Agnus

Photo Mia Wege, Afred Wegener Institute

Vestiges de la folie

La mer garde peu de traces visibles de ses cicatrices. Quatre-vingts ans après le débarquement de juin 1944, rien en surface ne trahit les drames qui se sont produits sur et dans l’océan. Les seuls sous-marins allemands ont coulé plus de 3 000 navires, dont les épaves demeurent dans les fonds marins, accompagnés de 785 U-Boot détruits à leur tour dans cette folie meurtrière. Et c’est sans compter les dégâts causés par les navires de surface et les aviations des deux camps. Plus, bien entendu, les pertes de la guerre du Pacifique. Le total se compte en millions de morts, marins ou passagers. Seules traces visibles, donc, ces casemates, blocs bétonnés également appelés blockhaus (en allemand) ou bunker (en anglais), photographiés ici par Jean-Charles Baupin (abonné de « Un jour en mer »), que l’on croise sur les plages de l’Ouest et du Nord, parties prenantes de ce « mur de l’Atlantique » édifié par le Troisième Reich, sur 4 400 kilomètres du Nord de la Norvège jusqu’à la frontière hispano-française, pour éliminer la menace venue de la mer. 

12 247 installations ont été construites pour ce qui devait être, selon la propagande hitlérienne « la fortification la plus importante de tous les temps » capable de « durer 1 000 ans ». Elle n’aura, finalement, que ralenti de quelques jours la progression alliée, mais 10 000 soldats perdront la vie pour en venir à bout.

Quatre-vingts ans plus tard, le vacancier de 2024 ne fait plus vraiment attention à ces blocs de béton couverts de couleurs, supports de travail pour artistes grapheurs. La mer, elle, y vient régulièrement, au fil des marées, grignotant lentement le matériau qui résistait aux bombes. Comme si elle se vengeait de ces humains qui, par folie ou arrogance, ont sacrifié tant des leurs dans ses profondeurs ou sur ses plages.

Christophe Agnus

Photo Photo Jean-Charles Baupin 

Héros mal connus

Il a été l’un des héros de mon enfance : le pilote du port. Celui qui aborde les géants des mers et grimpe à bord par une échelle de corde instable. Qui guide ensuite le navire dans les secrets des fonds remontants jusqu’à une place à quai, où il accoste avec douceur. Ou qui, à l’inverse, le conduit au large en évitant tous les écueils de la zone de navigation puis repasse par l’épreuve de l’échelle de corde pour, d’un bond, retrouver le bateau noir marqué « pilote ». Avec, toujours, le risque de tomber entre les deux coques quand la mer est forte et que la petite pilotine monte et descend au gré des vagues, rendant le transfert périlleux. Le danger, réel, d’un accident atroce, qui fait trembler leur famille. Qui faisait trembler ma famille. Car ce métier mal connu des terriens était celui de mon héros, mon grand-père, ancien capitaine au long cours devenu pilote du port de Brest. Il en parlait peu, pourtant, lui qui contait avec plaisir ses navigations des années d’avant-guerre, jusqu’à San Francisco ou la Nouvelle-Calédonie. Le pilotage ? La prolongation simple de son métier, avec le bonheur de pouvoir dormir chez soi le soir, lui qui, à cause des embarquements au long cours, avait manqué la naissance de ses aînées. Mais c’est dans l’attitude respectueuse des pêcheurs ou autres marins qui le croisaient sur les quais que j’ai compris l’importance de son travail. Eux qui savent l’expertise des pilotes capables de manœuvrer, avec la même efficacité, un petit cargo de 50 mètres le matin puis un pétrolier de 300 mètres l’après-midi. Le cliché d’Ewan Lebourdais ci-dessus leur rend l’hommage qu’ils méritent : celui d’un artiste-photographe à des artistes de la navigation.

Christophe Agnus

Photo Ewan Lebourdais, Peintre Officiel de la Marine
www.ewan-photo.fr

La terre, entre menace et fascination

L’une des principales menaces de la mer est… la terre. Victor Rault, le skipper de l’expédition partie de Plymouth en 2021 pour un tour du monde sur les traces du grand Charles Darwin, en sait quelque chose : depuis plusieurs mois maintenant il conduit son Captain Darwin, voilier de 13 mètres, dans le dédale des canaux du Sud de la Patagonie, du canal de Beagle au détroit de Magellan. Le même décrit dans Les naufragés du Wager, comme « sinueux, très étroit par endroits, (…) souvent un dédale déroutant de ramifications sans issue », avec des eaux « encombrées de hauts-fonds et de rochers, masqués sous des brouillards aveuglants ». En décembre, le Breton a failli y perdre son navire. Disposant de très peu d’informations sur les conditions de navigation de cette zone où presque personne ne va, il a échoué son voilier dans un passage étroit. Une grosse frayeur, beaucoup d’efforts et huit heures plus tard, le Captain Darwin avait retrouvé l’eau libre. L’expédition se trouve encore aujourd’hui dans le détroit de Magellan, mais vers la sortie désormais, comme il le raconte presque au quotidien sur les réseaux sociaux. Mais si la terre est une menace permanente, elle est aussi le but final de marins qui n’ont pas vocation à naviguer sans fin. « Terre ! » était le cri si attendu des navigateurs explorateurs d’autrefois. Avec les GPS, les marins ne sont désormais plus surpris de découvrir des rivages. Mais l’émotion reste la même quand, comme sur cette photo du Captain Darwin, ce sont des paysages magiques qui bercent l’océan…

Christophe Agnus

Photo Captain Darwin – www.captaindarwin.org/fr

Toiles de mer

Je ne sais pas si un peintre, un seul, a omis de déposer la mer sur une toile. Cherchez bien. Picasso l’a fait. Mais aussi Van Gogh, Rembrandt, Courbet, Turner, Renoir…  Mais pas seulement en Occident : Frida Kahlo l’a aussi traduite en peinture. Et qui n’a jamais admiré la vague du maître japonais Katsushika Hokusai ? Tous ces grands noms de l’art ont été, un jour, saisis par la beauté, la poésie, le mystère, la puissance et la paix de l’immensité liquide. Et cela continue, aujourd’hui, avec les artistes contemporains. Et pas seulement les Peintres Officiels de la Marine, les POM et leur ancre symbole, sorte d’aristocratie du pinceau à l’eau salée. Ils sont bien plus nombreux à chercher la lumière en se tournant vers le large. Il suffit de se promener dans les galeries sur tout le littoral pour découvrir des visions d’une inventivité réjouissante, avec des univers très différents. Quand le Brestois Ramine vous plonge dans un univers coloré et joyeux, avec des clins d’œil souriant aux formes et aux personnages, Laurence Chérade (photo) raconte une mer sans littoral, sans plage, sans phare ni navire, et vous donne l’impression d’être un pétrel volant au raz de l’eau comme fasciné par les éléments qui vous menacent. Tous nous apportent le même plaisir simple, presque physique, de connivence avec l’océan, avec le monde merveilleux, à la fois fragile et violent, qui couvre 72% de la surface de notre planète. Sur un simple carré ou rectangle de toile, ils recréent un univers qui nous habite le temps d’un regard. On se croit poète, marin, et même artiste alors que nous ne sommes, finalement, que complices de leur envie d’un monde qui regarderait la mer avec amour.

Christophe Agnus

Peinture de Laurence Chérade, Instagram : laurencecherade

Océan artificiel

Comment imaginer notre monde sans la mer ? La vie y est née, il y a 3,8 milliards d’années. Elle a permis l’explosion des échanges commerciaux, grâce à la navigation. Elle nous fournit une grande partie de nos ressources alimentaires et offre aux touristes des lieux de villégiature. Car elle est si belle, vue d’en haut. Au point, pendant des années, de ne pas se soucier de l’impact des aménagements du littoral. Les humains ont construit, partout, vite. Des ports, des digues, des polders pour « gagner sur la mer ». Sans penser qu’elle, à ce jeu, pouvait perdre : des courants sont modifiés, des herbiers disparaissent, des zones de frayère sont impactées… Depuis quelques années, enfin, nous l’avons réalisé. Et, parfois, nous essayons de réparer. Comme sur cette photo, avec l’installation de roselières dans le port de la Ciotat, des herbiers artificiels reproduisant les habitats des espèces marines locales. Les blocs en béton, réalisés en impression 3D, présentent des cavités pour abriter les poissons. L’enjeu ? Recréer des zones où les juvéniles peuvent grandir tranquillement, avant de rejoindre leurs espaces de vie une fois adultes. Alors, bien sûr, on peut regretter de devoir, par de la technologie, corriger ce que l’ignorance ou la cupidité (et parfois les deux) ont détruit, et que la nature avait mis si longtemps à construire. C’est au moins le signe d’une double prise de conscience : de notre impact sur les environnements marins, et de notre besoin vital que la mer ne dépérisse pas. Reste à croire désormais en la capacité de résilience de l’océan et la pérennité de la conscience écologique des humains. Le premier point est de la science, le second une question de foi…
Christophe Agnus

Photo Olivier Dugornay/ IFREMER

À bord, de loin

Dans les photos prises par les navigateurs de la Transat CIC, comme dans toutes les courses, il y a deux catégories. Les autoportraits en situation, d’un intérêt souvent limité. Et les photos de mer. Ce sont ces dernières que j’aime. Celles où l’océan se dévoile avec si peu de témoins. Celles où les éléments sont cléments, harmonieux ou en colère. Les vagues qui montent et menacent le franc-bord. La déferlante que l’on entend presque gronder. Alors, on peut, un instant, s’imaginer dans le cockpit, à observer, comme l’écrivait Roger Vercel, « cet horizon qui noircit d’un coup, se souligne d’une lueur blanche où le grain gicle, comme un jet d’eau sous une porte d’écluse. On brasse, on cargue, on remet dessus avec des mains plissées par les averses comme par des lessives. Nuit et jour, on ne décolle pas de la manœuvre (…). Ça à l’air d’une blague féroce et tenace de fou. On défait ce qu’on vient de faire, on refait ce qu’on a défait. On rhabille le bateau pour le déshabiller ». Citer ici l’auteur de Remorques et de La fosse aux vents n’est pas un hasard. Lui non plus n’était pas à bord. Vercel, l’un des plus grands écrivains maritimes, ne naviguait pas, ne larguait jamais les amarres : il écoutait simplement les marins raconter. Il les observait au café. Son talent narratif suffisait, ensuite, à faire croire qu’il écrivait d’expérience. C’est, plus modestement, ce que nous proposent ces photos de mer prises en course : pendant un instant, on a l’impression d’y être. D’avoir froid. D’être mouillé. Presque d’avoir un peu peur. Puis on repose la photo, la vie quotidienne reprend ses droits, en nous laissant le plaisir fugace d’avoir, pendant quelques secondes, pris le large.
Christophe Agnus

Photo Maxime SOREL (V&B – MONBANA – MAYENNE)

Le bonheur sur la mer

Des bateaux, des marins, l’océan. 
Pas forcément les meilleurs voiliers du moment, sûrement pas les plus récents, mais des valeurs sûres, qui ont fait leurs preuves à une autre époque, avant 1988. 
Pas forcément non plus les régatiers les plus affûtés, champions des salles de gym et des tours de bouées, mais des hommes et des femmes sachant naviguer, conscients des efforts et compétences indispensables pour aller en mer : des marins. 
Et, bien sûr, l’océan. Qui lui n’a pas d’âge et nul besoin de s’entraîner. 
L’Ocean Global Race, qui s’est terminée ces derniers jours, à Cowes, en Grande-Bretagne, avec 14 concurrents (5 français, dont Evrika, ketch de 24 m et 42 ans, sur la photo), est une course hors du temps, portant des valeurs décalées par rapport à l’époque. 
Aller vite ? Bien sûr. Mais sans technologie dernier cri et en tirant le meilleur de bateaux de 40 ou 50 ans, pas en dépensant des fortunes dans des machines qu’il faudra abandonner dans quelques années car dépassées par plus jeunes, plus fortes, plus rapides. 
Gagner ? Bien sûr, si possible. Mais avant tout naviguer, souvent en embarquant des amis et de la famille pour avoir le bonheur d’être ensemble en mer, de vivre et partager des moments forts. Si le classement suit, tant mieux. Dans tous les cas, l’aventure aura été belle. 
Autour du monde ? Magnifique. À condition d’avoir des escales permettant de sentir le pouls de cette si belle planète, de ne pas apercevoir simplement les côtes sans pouvoir partager quelques verres et beaucoup de rires avec les habitants des ports étapes. 
« Se tourner vers la mer, disait la grande Virginie Hériot, c’est se tourner vers l’avenir ». Elle avait raison. Même à bord de vieux voiliers.
Christophe Agnus

Photo Aïda Valceanu/ OGR2023.

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