Le héros n’est pas toujours le plus beau…

La vérité est souvent différente de la légende. Prenez celle de la frégate britannique Bounty, devenue célèbre grâce à de nombreux romans (dont un de Jules Verne) et plusieurs films. Le grand public se souvient de cette mutinerie d’avril 1789 et de son leader Fletcher Christian, interprété à l’écran par Errol Flynn, Clark Gable, Marlon Brando puis Mel Gibson. Dans le rôle du méchant de cinéma, le capitaine du navire, William Bligh, était parfait : injuste, violent, tyrannique… Une opposition manichéenne à souhait. Le beau et le laid. Le gentil et la brute… On sait aujourd’hui que Bligh n’était pas pire que la moyenne des commandants de la Royal Navy de l’époque. Au point que, sommée de choisir un camp, la grande majorité de l’équipage avait souhaité être débarquée avec son capitaine sur la petite chaloupe de 7 mètres de long (dont vous voyez une copie sur la photo), larguée en plein Pacifique. La place étant limitée, seuls 19 ont pu se retrouver à bord. Pour l’un des plus grands exploits de l’histoire maritime : 6 700 kilomètres de navigation jusqu’à Timor, au milieu des tempêtes et des populations hostiles vivant sur les îles d’Océanie, dans une embarcation dépontée, sans carte ni boussole… Grâce à l’extraordinaire sens marin de Bligh, mais aussi la discipline qu’il imposa, un seul homme décédera pendant ce voyage, victime d’indigènes croisés sur une île des Tonga. Les mutins, eux, finiront tous très mal. Ceux réfugiés sur l’île de Pitcairn, dont le beau héros hollywoodien Fletcher Christian, s’entretuant même pour des histoires de femmes et d’alcool… Le capitaine Bligh, lui, mourra dans son lit en 1817. Et son exploit est dans les livres d’histoire. Pas celui des légendes.

Christophe Agnus

Photo Mutiny /  Channel 4

Fausse neige pour vraie mer

D’accord, le poulpe qui s’échappe n’est pas commun. Une espèce des grands fonds, que vous avez peu de chances de croiser en bord de mer. Comme cette neige, qui tombe à gros flocons. Une vraie neige marine, qui va descendre tranquillement, parfois pendant plusieurs semaines, avant d’arriver au fond des océans. Sa composition ? De la matière organique provenant de plantes et d’animaux morts en surface, mais aussi du sable, de la suie, des matières fécales… L’équivalent marin des feuilles mortes tombant des arbres pour couvrir le sol, celui-ci étant parfois plusieurs milliers de mètres plus bas. Dans sa descente, cette neige va nourrir une flopée d’êtres vivants. Une fois sur le fond, elle fournira de quoi vivre à encore d’autres espèces. Avant, si elle n’a pas été dévorée, d’être incorporée au limon boueux recouvrant le fond des océans. Il pourrait s’accumuler ainsi jusqu’à 6 mètres de cette vase par million d’années. Tout, malheureusement, n’est pas mangeable. Une proportion croissante de cette avalanche de pleine mer est composée de microplastiques, à peine visibles à l’œil nu, les déchets non pas du vivant marin mais de notre activité consommatrice de terriens. Comme ce qui reste, par exemple, de tous nos objets plastiques à usage unique ou nos bouteilles de soda abandonnés au bord des routes ou sur les plages. Une étude a estimé à près de 25 millions de millions (soit billions…), pour environ un demi-million de tonnes, le nombre de morceaux de ce type dans nos océans. En précisant qu’elle les sous-estimait sûrement. En fait, la mer rejoint la montagne, où cela fait longtemps que l’homme répand de la neige artificielle…

Christophe Agnus

Photo NOAA

Le rêve en mer

La photo date de 1906. Des hommes, des femmes, des enfants s’entassent sur le pont du Patricia, en route pour New York. Ils ont tout laissé derrière eux, vendu ce qu’ils pouvaient pour acheter un billet de troisième classe et disposer d’un petit capital pour refaire leur vie. Ils fuient la misère ou la répression. Ou les deux. Certains rêvent de fortune dans ce pays nouveau ou, paraît-il, tout est possible. Mais il leur a fallu aussi découvrir le bateau. Le mal de mer. Le froid. Le roulis et le tangage. L’inconfort réservé aux gueux de la troisième classe. Au large, ils se sont entassés dans les fonds du navire, les promenades étant réservées aux passagers de première, voire deuxième classe. Ils attendent maintenant qu’on leur autorise le débarquement à Ellis Island, une île d’où ils aperçoivent les hauts immeubles de Manhattan, la liberté et l’espoir. Ils portent leurs plus beaux vêtements pour faire bonne impression. S’ils sont malades, handicapés ou trop vieux, ils devront remonter à bord pour retourner vers cette terre dont ils ne veulent plus, où ils n’ont plus rien, rejetés par une autre terre qu’ils croyaient promise. Même chose s’ils ont embarqué en passager clandestin : un autre bateau sera leur prison en attendant l’expulsion d’un sol qu’ils n’auront même pas foulé. Violence du retour à la réalité après avoir tant imaginé quand ils étaient bercés par la houle de l’Atlantique nord… « La mer enseigne aux marins des rêves que les ports assassinent » écrivait Bernard Giraudeau. Un message qui s’adresse, aussi, à ceux qui pourront débarquer. C’était il y a plus d’un siècle. Cette photo, finalement, est éternelle.

Christophe Agnus

Photo US Librairie du Congrès

L’exploit et l’aventure

Qui se souvient de Juan Sebastian Elcano ? Il y a presque 502 ans, ce marin basque espagnol bouclait le premier tour du monde à la voile jamais réalisé. Il avait pris la relève de son premier commandant, mort pendant le voyage, et connu lui sous le nom de Magellan. Et voilà que, dimanche, à 13h30, six marins vont aussi s’élancer pour faire le tour du globe à la voile. 502 ans après, les bateaux ne sont plus les mêmes. La Victoria du XVIème siècle faisait 28 mètres de long pour 85 tonnes, avec un équipage de 45 personnes. Les skippers du XXIème siècle seront seuls à bord de trimarans de 32 mètres et environ 15 tonnes. Ils espèrent revenir à leur point de départ en moins de 50 jours (record à battre : 42 jours), alors qu’il a fallu attendre 3 ans et 29 jours pour revoir la Victoria…  

Les époques changent, les technologies évoluent, restent les marins et la mer. Il fallait un courage énorme pour quitter Séville en 1519, cap vers un monde inconnu. Il en faut aussi pour affronter les terribles « mers du Sud » à bord de machines gigantesques, inconfortables et terriblement bruyantes. Bien sûr, grâce aux moyens de communication modernes, ils seront suivis en permanence par les équipes à terre. Mais ils n’en resteront pas moins seuls dans la grande houle des 40èmes rugissants, à gérer un gréement portant 700 m2 de voile ou à négocier des déboulés à plus de 45 nœuds (80 km/h). Alors, pour saluer ces marins s’attaquant à une première maritime (un tour du monde en Ultim), j’ai envie de reprendre la première phrase d’un article que j’avais écrit dans L’Express en 1989, pour saluer le départ des premiers concurrents du Vendée Globe : « C’est dur d’être un héros… »

Et bonne année à tous! Avec bon vent, belle mer!

Christophe Agnus

Photo Eloi Stichelbaut – polaRYSE / Gitana S.A

Noël en mer 

Il y a des dates que même les marins évitent de passer à bord. Noël en est une. Dans le carré du navire, il manque les enfants, la famille. Et ce n’est pas un jour de repos si les amarres ont été larguées. Pour les pêcheurs, la vie reste au rythme sans fin des traits de chalut dans la lumière blanche de l’hiver, avec l’espérance d’une rentrée les cales pleines avant la fin du mois pour, au moins, fêter le nouvel an à terre. Pour les marins de commerce ou des marines militaires, c’est aussi un jour comme les autres. Il y a le travail, le bateau à mener jusqu’à destination pour les premiers, la mission à accomplir pour les seconds. Même si, parfois, un petit arbre couvert de guirlandes orne la cafétéria du bord. Même si, souvent, quelques cadeaux ont été embarqués pour faire des surprises, bricoler un moment convivial pour essayer d’atténuer la distance avec les siens. En 1955, René-Louis Lafforgue consacrait même une chanson à ce moment si peu aimé des gens en mer : 

Ils s’en vont par-delà les vents
Ces marins de la fin décembre 
Cherchant au fond des océans
De quoi remplir leur bâtiment
Les mains rongées par la froidure
Les visages lardés de sel 
Le sort leur fait la vie bien dure

Et pourtant, ce soir c’est Noël 
Noël en mer, sur un bateau 
Qu’usent la vague et la bourrasque de l’hiver

(…) Si le destin a du bon sens 
S’il a deux sous de complaisance
Qu’il s’arrange pour que demain
La pêche soit comme un levain
Que le vent frappe la voilure 
Ramenant comme un arc-en-ciel
Ces marins au port sans blessure 
Pour qu’ils puissent goûter Noël. 



Christophe Agnus

Photo Christophe Agnus

Iles de passage 

Le scientifique de la photo vit un privilège rare : explorer une terre nouvelle. Là, au sommet de cette île de l’archipel des Tonga, il peut se rêver Cook ou Magellan. Il y a neuf ans encore, personne n’avait pu marcher sur ce bout de terre. Hunga Tonga-Hunga Ha’apai est apparue en janvier 2015 suite à l’éruption d’un volcan sous-marin. La naissance a projeté des cendres jusqu’à 10 000 mètres d’altitude, suivie de près par les indiscrètes caméras des satellites d’observation. Et un détail a immédiatement frappé les experts : sa ressemblance avec les formations volcaniques martiennes… C’est donc sur cette « bébé » île du Pacifique que des recherches ont tenté de percer un peu des mystères de notre voisine planète. Avant qu’une autre éruption la scinde en deux petits morceaux, en 2022.

Les îles éphémères sont fragiles. Mais pas rares. Ferdinandea, au large de l’Italie, a émergé trois fois en 1701, 1831 et 1863. Zalzala Koh, au large du Pakistan, a tenu quelques semaines. Le volcan Home Reef, aux Tonga, a créé de nombreuses petites îles, certaines avec des falaises de 50 à 70 mètres de haut. Avant qu’une autre force géologique, ou la simple érosion, les avale ou les dégrade, en quelques semaines ou dizaines d’années.  Parfois même beaucoup plus. Mais l’idée même que notre Terre vit, se remodèle en permanence, a quelque chose de merveilleux. Bien sûr, la tectonique des plaques rapproche ou éloigne doucement les différents continents. Mais à la vitesse de quelques centimètres par an, c’est invisible à l’échelle d’une vie humaine. Avec les îles éphémères c’est la magie du monde qui se déploie sous nos yeux. La poésie créatrice de notre chère planète. 

Christophe Agnus

Photo NASA’s Scientific Visualization Studio

Plus fort que la maladie

Naviguer autour du monde, par les trois caps, était l’un des rêves de Bertrand Delhom. Découvrir ces mers à la fois énormes, puissantes et sans fin, ces 40èmes rugissants et 50èmes hurlants aux vagues tournant inlassablement et sans obstacle dans le sud de notre planète, loin de l’Aber Wrac’h où, enfant, il tirait des bords entre les cailloux, ou de Plabennec où il réside habituellement. Un autre de ses rêves est aussi de battre les prévisions médicales, de repousser au maximum ce Parkinson qui l’a atteint en 2020. Cette terrible maladie neurodégénérative contre laquelle il a décidé de lutter. Et c’est évidemment la mer qu’il a choisie comme alliée. A 60 ans, cet arrière-petit-fils de Terre Neuvas, petit-fils de sous-marinier, navigue actuellement comme équipier du voilier Neptune dans l’Ocean Race, ce tour du monde en équipage et avec escales, sans routage ni assistance météo, dans l’esprit de l’ancienne Whitbread. Le bateau de 18,60 mètres n’est, comme on le voit sur cette image de 1978, ni tout jeune, ni conçu pour un homme malade, même si sa présence a imposé quelques adaptations. En affirmant que « Qui ose, vivra ! », c’est l’équipage au complet qui souhaite délivrer un message d’espoir pour les malades de Parkinson, mais aussi les aidants, les médecins et les chercheurs. Affirmer que la soif de vivre doit rester le moteur pour repousser au maximum les effets de la maladie. Alors, bien sûr, Bertrand Delhom s’est entraîné sérieusement, avec un travail poussé de préparation physique pour être à la hauteur de son défi. Et on se plaît à l’imaginer, debout sur le pont du Neptune, déclamant du Paul Valéry : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! »

Christophe Agnus

Photo Team Neptune

Mer des hommes

Regardez les humains dans un port de pêche. Leur regard est immédiatement attiré par le plus grand bateau, la plus haute proue, tout ce qui leur donne l’impression d’être si ce n’est dépassés, au moins dominés, parfois même écrasés. Quand ils baissent les yeux vers les plus humbles unités qui, elles aussi, se pressent le long du quai, le sentiment s’aligne pour devenir empathique, presque tendre. Soudain, le marin ne leur semple plus un rouage d’une machine inhumaine, mais un héros du quotidien qui part en mer pour nourrir les siens et ses semblables. Des hommes et des femmes qui affrontent les éléments sur des navires de moins de 12 mètres. Et même des chaloupes sans la moindre protection comme ces pirogues de Saint-Louis du Sénégal, photographiées par mon ami (et abonné d’Un jour en mer) Jean-Charles Baupin. Pour eux, la routine du travail n’existe pas. Quand la tempête les surprend au large, leur survie dépend de leur bateau et de leur sens marin, mais ils ne peuvent plus pêcher. Ils sont en mer « pour rien », gaspillant juste du temps et de l’énergie. Quand elle les cloue au port, ils ne peuvent toujours pas gagner leur vie. Et, pour l’essentiel d’entre eux, le renouvellement de la ressource, et donc le souci d’une prédation mesurée, durable, est plus qu’important : vital à leur survie de moyen et long terme. Mais, même ainsi, ces artisans qui représentent 90% des pêcheurs du monde, rapportent autant de poissons pour la consommation humaine et consomment huit fois moins de carburant que les flottes de navires industriels. Qui, elles, accaparent 80% des subventions… Vous avez dit bizarre ? Sans vouloir opposer ces deux formes de pêche, se poser la question c’est peut-être, aussi, y répondre.

Christophe Agnus

Photo Jean-Charles Baupin

La Chine et la mer

L’histoire raconte si bien l’avenir. Et cette image (par ordinateur) d’un navire ayant navigué au début du 15ème siècle est une prémonition. A l’époque, la Chine utilisait la mer pour démontrer sa puissance à des milliers de kilomètres de son territoire. Entre 1405 et 1433, sous la direction de l’amiral Zheng He (un eunuque géant de près de 2 mètres), 28 000 marins, à bord de plus de 60 navires, ont sillonné les mers jusqu’au sud de l’Afrique, peut-être même plus loin. Les historiens évoquent des voiliers de 80 mètres de long et 6 mâts. Certains parlent même d’un vaisseau de 138 mètres de long, 55 mètres de large et 9 mâts ! La Santa Maria de Christophe Colomb, en 1492, mesurait moins de 30 mètres… Alors que les Européens s’enorgueillissaient de leurs capacités maritimes, ils étaient des nains. Sauf que les Chinois, à la différence des Portugais ou des Espagnols, n’en ont pas profité pour prendre possession des territoires abordés. Et que tout s’est arrêté à la mort du grand Zheng He, en 1433 ou 1435. La mer deviendra alors le territoire des marins portugais et espagnols : ils arrivent au Cap Vert en 1444, au Cap de Bonne Espérance en 1488, aux Antilles en 1492 et en Inde en 1498. Longtemps après le grand amiral. Mais les Chinois du 21ème siècle ont retenu la leçon : les grandes puissances sont forcément maritimes. Alors ils rattrapent leur retard, à marche forcée. Tous les trois ans, la Marine chinoise, qui a déjà doublé l’US Navy en nombre de navires, augmente sa flotte de l’équivalent de la Marine nationale française. L’avantage technologique, assurent les spécialistes, reste aux Américains. Mais pour combien de temps ?

Christophe Agnus

Photo PBS

Le respect des océans

Il devait y avoir 14 immeubles avec vue sur mer, à 200 mètres de la ligne de marée. Deux ont été construits à Soulac-sur-Mer. Il ne reste plus rien, même pas cette ruine détruite au début 2023. Elle était vide bien sûr, depuis 2014. Pourquoi ? La mer. Qui avance. Qui mange le trait de côte, grignotant 5 à 8 mètres tous les ans dans cette zone de Gironde. Et qui n’est plus qu’à 20 mètres… Le promoteur a fait faillite mais saluons le choix judicieux du nom de son ensemble : le Signal. Espérons que tous l’ont saisi. Signal qu’on ne peut plus faire n’importe quoi sans respecter la nature. Signal que, sinon, le prix à payer est exorbitant. Sous l’effet du changement climatique, d’autres factures arrivent. Actuellement, aux États-Unis, le niveau du Mississippi est si bas que, pour la deuxième année consécutive, d’importantes restrictions de navigation ont été imposées. Des bancs de sable et des épaves ont refait surface, des pontons sont désormais à sec… Or ce fleuve est la plus importante voie fluviale du monde pour la circulation des matières premières. Imaginez l’impact économique. De plus, comme l’écrit la Banque Mondiale, « alors que nous commençons tout juste à comprendre l’importance des fonctions écologiques des océans, le changement climatique les altère déjà ». Alors, pour ne pas plomber l’ambiance dès ce lundi matin, je conclurai sur une note positive : les océans ont, comme la nature en général, une formidable capacité de résilience. Dès qu’on les respecte, qu’on les laisse souffler, se régénérer, ils reviennent plus en forme. Encore faut-il le faire. Pour l’un de mes livres, je dédicace souvent en écrivant « la mer est une passion à entretenir et un monde merveilleux à mieux connaître et protéger ». Je persiste et signe.

Christophe Agnus

Photo Anthony Baratier

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