Le Français

J’ai toujours aimé les photos « mi-air & mi-eau ». J’ai le souvenir d’une photo de David Doubilet, dans National Geographic, avec un sous-marin d’exploration au premier plan, sous l’eau, et… le mont Fuji en arrière plan. Magique. 

Pour y arriver, il faut être très (très) près du sujet car cela n’est possible qu’au très grand angle. D’où l’intérêt redoublé pour la Photo de la Semaine, prise ce week-end entre les Pierres Noires et le phare de la Jument à Ouessant par le photographe brestois Ewan Lebourdais. Ici, le sujet n’est pas statique, ne prend pas la pause : il avance, sous voiles, à 5 ou 6 nœuds. Pour Ewan Lebourdais, il a fallu se positionner à l’avance, anticiper l’arrivée du bateau, en étant le plus proche possible à cause du grand angle de 14 mm. Et il n’avait que quelques secondes, au mieux, pour immortaliser la scène, le voilier arrivant à pleine vitesse sur lui. S’il manquait son coup, il lui fallait se repositionner plus en avant, encore et encore, jusqu’à faire la bonne image. Dans tous les cas, une sacrée performance, surtout quand on voit le résultat, magistral.

Autre intérêt de la photo : le sujet. 

Construit en 1948 au Danemark,  le trois-mâts barque Kaskelot (son nom d’origine) était un navire baltique traditionnel. Dans les années 1960, il a servi de navire de soutien à la pêche dans les îles Féroé. Il a ensuite connu une vie de star en étant utilisé dans de nombreuses productions télévisées et cinématographiques, notamment Les trois Mousquetaires, Shackleton et David Copperfield. Rebaptisé Le Français, en hommage au trois-mâts goélette du commandant Charcot ayant participé à la première expédition de l’explorateur en Antarctique, il va désormais servir de navire école. Voici ce que dit Ewan Lebourdais : « Il est utilisé de manière récente par l’association du Grand Voilier École dans le but d’embarquer 1000 jeunes dès cette année pour faire émerger des choses en eux grâce à la mer et à la navigation. C’était leur première sortie pour inaugurer la marche la promotion complète 2020 de l’école navale. » Il n’y a pas de meilleur endroit que le pont d’un voilier pour sentir la mer, le vent, les éléments océaniques. Et il y a peu de situation aussi riche qu’une longue sortie en mer pour voir se révéler les caractères, tomber les égos. Face à la mer, face aux éléments, on ne peut pas tricher longtemps. Le regretté Père Jaouen l’avait bien compris, qui faisait traverser l’Atlantique à des gamins délinquants sur les vieux voiliers Bel Espoir et Rara Avis. En quelques semaines de mer, ils réapprenaient la vie, le rapport aux autres, la vie en société, l’entraide et la notion de responsabilité. Le taux de récidive était très (très) bas. 

Dans un tout autre genre, c’est parce qu’elle considérait qu’il n’y avait pas de meilleure école pour un marin que de naviguer à la voile que Virginie Hériot avait offert une flotte complète de voiliers de compétition à l’Ecole Navale, dans les années 20. Aujourd’hui, toutes les promotions naviguent sur les voiliers-écoles Etoile, Belle-Poule ou Belle Hermine

Dans cette liste de bateaux-école, on peut maintenant ajouter Le Français. Une belle image pour un beau symbole.

Pour en savoir plus sur ce bateau : https://www.lefrancais.info/

Pour en savoir plus sur le projet de Grand Voilier Ecole : http://www.asso-gve.fr/

Et pour voir d’autres photos d’Ewan Lebourdais : www.ewan-photo.fr

Entre terre et mer

Je vous propose cette photo de mangrove et ce texte, venant du blog de Frédéric Pie, auteur de « Libre. Ecrire sur les chemins du monde», actuellement en Afrique :

« Durant un long moment, dans la nuit de la capitale sénégalaise, seul au monde, je délaisse la construction des phrases et ferme les yeux. Je fais retraite au fond de moi et laisse monter les souvenirs, les sensations glanées durant ces quelques jours vécus dans le Sine Saloum, ce delta qui n’est autre qu’un labyrinthe de bras de mer, les fameux Bolongs, situé au sud-ouest du Sénégal.  (…) Nous passâmes plus de trois heures avec Ibrahim à explorer la mangrove dans ce delta du Sine Saloum. 

(…) La Mangrove est un écosystème de marais constitués d’eaux saumâtres, peu oxygénées, vaseuses et acides, que l’on ne trouve que dans les régions tropicales et subtropicales, bordant les côtes maritimes ou les estuaires de grands fleuves. Constituée quasi exclusivement de palétuviers de différentes espèces, seuls arbres à s’épanouir sur une terre si hostile, la mangrove abrite cependant une faune incroyablement variée qui fait d’elle l’une des plus grandes concentrations planétaires de biomasse. Si elles ne représentent que 1% de la surface occupée par les forêts tropicales, les mangroves sont les championnes du monde pour l’absorption de gaz carbonique puisqu’elle captent et retiennent 3 à 5 fois plus de CO2 que la forêt tropicale. Ces chiffres, à eux-seuls, suffiraient à justifier l’intérêt de préserver ce moteur écologique, voire de replanter massivement ce type d’environnement naturel, si essentiel à notre avenir, alors qu’une étude de 2018 révélait que la mangrove avait perdu 35% de son territoire, au niveau mondial, depuis l’an 2000. 

Si l’exploitation de la mangrove par les populations autochtones est régulée depuis une cinquantaine d’année au Sénégal (suite à des siècles de déforestation massive pour utiliser le bois de palétuvier comme combustible ou matériaux de construction – imputrescible et résistant aux insectes – ou à cause des excès de l’exploitation ostréicole, les huîtres poussant sur les racines de palétuviers constituant un met de choix pour les populations locales.), l’avenir de cet écosystème est inquiétant car il continue de régresser, en dépit des discours officiels et des vagues programmes de reforestation. Désormais, c’est l’urbanisation des côtes maritimes et l’aquaculture de la crevette, dont la demande explose au niveau mondial, qui sont les deux principales causes de la destruction de cet écosystème pourtant si crucial…

Comme dans tant d’autres domaines, les chiffres sont effrayants, concordants et nous obligent à nous interroger sur la volonté réelle des hommes, dans leur dimension collective, à vouloir préserver cette planète dont ils dépendent cruellement ! La terre se retournera-t-elle contre ces enfants gâtés qui l’occupent en l’éreintant, comme une mère adoptive qui répudierait les garnements dont elle avait accepté la garde mais qui se révèlent d’indécrottables vandales ? Et si la planète, jusque-là accueillante et généreuse commençait à perdre patience face à la prédation des hommes, leur voracité et leur inconséquence ? (…) On s’est aperçu récemment que la mangrove, véritable puits de captation de CO2 peut réduire ses capacités d’absorption si elle descend en dessous d’un point d’équilibre, voire de se transformer en source d’émission de carbone. Une étude parue en 2018 a indiqué que la déforestation des mangroves entre 2000 et 2012 aurait été responsable de l’émission de 317 millions de tonnes de CO2 dans l’atmosphère, soit l’équivalent des émissions de la Pologne.

Lorsque j’interrogeai Ibrahim sur l’évolution de la mangrove depuis qu’il était enfant et sur l’attitude des nouvelles générations quant à la préservation de l’environnement dans ce coin du Sine Saloum, il réfléchit un long moment avant de me répondre. « Les choses ne sont pas simples. La mangrove est désormais protégée ici sur une grande partie du territoire. Notre génération a compris que notre avenir et celui de nos enfants dépendait d’elle. Ce n’était pas le cas de nos parents. Pour les jeunes, c’est compliqué. Ils sont sensibilisés à la préservation du milieu naturel et à la pollution à l’école mais continuent de jeter tout ce qui les encombre dans la nature. » (…) Je quittai Ibrahim en le remerciant chaudement pour ces quelques heures de reconnexion avec la nature sauvage, dont j’avais grand besoin après trop de jours passés dans la pollution de Dakar. Je lui appris cette citation attribuée à Chateaubriand qui résume bien ce que l’on constate malheureusement dans tant de domaines, un peu partout sur la planète :  « Les forêts précèdent les hommes et les déserts les suivent… »
 

Conclusion pessimiste que j’aimerais moduler par un principe simple: l’humain est capable de changer son destin, pour autant qu’il le décide, et qu’il se décide. Alors… Je veux rester optimiste, car a-t-on un autre choix?

Les épaves ne sont jamais ordinaires

Les épaves ne sont jamais ordinaires

J’ai hésité à passer cette photo. J’ai hésité à vous proposer ce texte. Mais parfois il faut faire les choses, dire les mots, au moment où on en sent le besoin.

Je voulais vous parler d’une actualité qui date déjà de plusieurs semaines.

Une information qui est apparue pour être immédiatement chassée par une autre. Un sous-marin avait disparu. C’était le 21 avril dernier. Vous vous en souvenez peut-être. C’était loin, de l’autre côté du monde, au large de Bali. Le KRI Nanggala appartenait à la marine indonésienne. En Europe, en France, la presse s’est bien sûre émue de la disparition. En pages intérieures. Avant d’évoquer qu’il avait été retrouvé, quatre jours plus tard, en trois morceaux, par 700 mètres de fond. Toujours en pages intérieures. Si j’osais, je dirais « fin de l’histoire ». Je pense que vous n’entendrez plus parler de ce sous-marin. 

C’est pourtant maintenant que tout commence. 

Vous connaissez les vers de Victor Hugo : 

« Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis ?
Combien ont disparu, dure et triste fortune ?
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfoui ? »

Je pense donc à eux. Pas seulement aux capitaines. A ces marins partis sans se douter qu’ils ne reviendraient pas. A l’équipage du KRI Nanggala dont on ne saura jamais s’ils ont compris, ou pas, ce qui leur arrivait. Aux familles qui, les voyant s’embarquer, pensaient déjà aux repas du retour, à la joie des enfants (ces marins sont souvent très jeunes), mais pas au non-retour.

J’en parle aujourd’hui car quand un avion s’écrase, le sujet devient un enjeu mondial. On convoque experts et contre-experts. L’avionneur est sommé de s’expliquer. Les familles se regroupent et demandent des comptes. La presse, des mois voire des années durant, revient sur le drame.

En mer, et encore plus sous la mer, le sujet est vite évacué. Comme si on considérait les océans comme un milieu naturellement dangereux et les marins des victimes finalement attendues. Certes, le commun des mortels monte plus souvent dans un avion que dans un sous-marin. Donc le crash aérien l’inquiète plus qu’un naufrage. Et la presse pense à ses lecteurs, parmi lesquels peu de gens de mer. Mais j’aurais aimé que, juste un temps, on repense aux 53 hommes d’équipage de ce sous-marin indonésien, dont les corps ne seront jamais retrouvés. Dont les familles vont devoir faire le deuil, difficilement, sans dernier adieu. 

Quand le sous-marin français Minerve a été retrouvé, 51 ans après sa disparition, en juillet 2019, le chef d’état-major adjoint de la marine australienne, un sous-marinier, a salué la mémoire des 52 hommes du bord et parlé d’un équipage « en patrouille pour l’éternité ». Alors, quand vous verrez une épave, une photo d’épave, pensez bien qu’il y a peut-être eu des marins à bord quand le navire a sombré. Que ce n’est pas seulement un amas de ferraille qui rouille pour donner un abri aux poissons. C’est aussi le refuge de l’histoire jamais terminée de marins en mer pour l’éternité.


PS:  pour information le reportage « Sous Marin LA MINERVE, 50 ans de mystères » sera rediffusé ce lundi soir à 21 Heures sur la chaine 23 (RMC) 

Photo Pixabay

Transat en double

Cette photo aurait pu (dû) être celle du départ de la Transat en double Concarneau-Saint Barthélémy. Mais le comité de course a eu la sagesse de repousser le départ pour ne pas envoyer les concurrents vers deux grosses dépressions à négocier dans le Golfe de Gascogne, zone « casse-bateaux » par excellence. Alors il y a eu une sorte de prologue. Pour quand même offrir un spectacle nautique. 

Et cette photo d’Alexis Courcoux me fait réaliser que les virements de bouées que j’ai connus sont devenus impossibles. Ou trop dangereux. Quand je disputais le Tour de France à la Voile, l’Edhec, le Spi Ouest-France ou les autres régates du calendrier (dans les années 80…), il nous est arrivé (rarement, mais c’est arrivé…) de devoir préparer les pare-battages pour éviter des chocs coque contre coque tant les voiliers viraient serrés, se frôlant. Aujourd’hui, il y a un nouvel élément qui rend cela… compliqué: les foils. Vous les voyez, ces appendices des deux côtés du bateau? L’époque change. Cela rend les bateaux plus rapides mais plus chers et sans doute plus fragiles. Je ne fais aucun jugement. Je constate. 

Bonne semaine à tous.

Maman, j’ai quitté la ville

Quand nous avons lu le texte de Corentin Durix, il était alors étudiant. A priori pas un expert validé du sujet. Mais ses écrits disaient le contraire. Il avait beaucoup lu, beaucoup rencontré, beaucoup étudié. Nous avons continué à travailler sur son texte pour arriver à cette version, que nous publions aujourd’hui. Et cela fait plaisir. Car entre-temps, Corentin Durix n’est plus étudiant. Après un passage dans un grand cabinet de conseil, il a intégré la BPI, la banque publique d’investissement, pour travailler sur… le développement de la ruralité! L’étudiant est officiellement devenu expert.

Nous vous proposons de découvrir ici l’introduction du livre:

« Le XXIe siècle est-il celui de la ruralité ? J’en suis certain. Enfin dans une certaine mesure et sous une certaine forme.

Pendant presque deux siècles, les villes françaises se sont développées et sont devenues les sanctuaires de la consommation et du progrès humain. Pourtant, depuis quelques années, entre l’urgence environnementale, les crises économiques, les pandémies et l’évolution des consciences, le modèle du tout urbain a peu à peu perdu en crédibilité jusqu’à arriver à un chiffre : 85 % des Français vivent sous influence urbaine alors que vivre en zone rurale est un idéal pour 81 % d’entre eux.

J’ai expérimenté les deux, partant d’un petit village de 300 âmes à une agglomération proche des 10 millions d’habitants en passant par quelques villes intermédiaires. Et je maintiens, l’avenir est à la campagne, du moins pour un certain nombre de Français, les néoruraux. Chaque année, ils sont de plus en plus nombreux à franchir le pas pour s’installer dans des espaces qui n’attendent qu’eux. Après l’exode rural massif du XIXe siècle qui vit gonfler les centres-villes et les cités ouvrières, nous sommes au matin d’une révolution démographique forte, inévitable et souhaitable en direction du rural.

Aujourd’hui la réalité des campagnes est préoccupante ; les belles campagnes vivantes et actives d’autrefois sont bien loin. Malgré la beauté et le potentiel de ces espaces, la population est vieillissante, l’emploi est en berne et le patrimoine se dégrade. Mais ce n’est pas une fin en soi, loin de là. À la différence des villes en mutation perpétuelle, les espaces ruraux sont peu repensés et furent longtemps considérés comme le propre de l’agriculture et de l’industrie.

Que faire lorsque ces deux secteurs sont en difficulté ? Innover ! Loin des modèles d’activités traditionnels, les campagnes portent en elles un potentiel vaste qui touche l’ensemble des secteurs stratégiques d’avenir. Innovation, circuits courts, télétravail, transport, énergie, écologie, et si les campagnes devenaient le laboratoire de la société de demain ? C’est tout l’enjeu des années à venir et il y a du travail ! Les campagnes du temps jadis ne sont plus, celles de demain seront différentes et il faut s’atteler à créer des espaces adaptés à leur temps. Pour cela, l’attachement émotionnel et idéologique des ruraux entrave souvent la modernisation de ces espaces. Et c’est exactement là que les néoruraux interviennent. Le succès de la revitalisation des campagnes passera par une subtile alchimie entre ruraux et néoruraux.

Je n’envisage pas de vous convaincre du bien-fondé de la vie à la campagne, c’est un jugement que vous seul(e) pouvez faire. Mon but est unique, dépoussiérer l’image désuète des campagnes et ouvrir les yeux sur l’incroyable et peu exploité potentiel de ces espaces. Que vous soyez rural ou urbain de toujours, Parisien envisageant le changement de vie ou que vous ayez déjà franchi le pas, ce livre est fait pour vous. Amis, à vos tracteurs et bienvenue sur le fabuleux chemin de la néoruralité.« 

Vous voulez aller plus loin? C’est ici! https://nautilus-editions.com/produit/maman-jai-quitte-la-ville/

On ne voit plus la mer

J’ai croisé Renaud Gaultier dans les années 80, sur le Tour de France à la Voile. Une amitié est née, mais les années passent, on se perd de vue. Avant de se retrouver il y a peu. Renaud est devenu artiste plasticien. Il me raconte qu’il y a quelques années, il avait décidé de s’implanter dans un village désert l’hiver, balnéaire l’été. Avant d’oser installer, en toute légalité, une œuvre conceptuelle sur la lande au bout d’une pointe, entre granit et sable fin. C’est alors tout un milieu qui est entré en ébullition. De controverses en polémiques, certains sont passés rapidement à l’acte. Et ce fut violent. Il en a fait un livre: « On ne voit plus la mer ». Une histoire vraie. Mais c’est aussi celle d’un regard sur ce qui fait notre relation au monde, le nôtre et celui des autres, qui apparemment n’est pas toujours le même.Vous voulez en avoir un avant-goût? Alors le début ?

« Cela me revient quand il a toqué à ma vitre, j’ai la main sur la clé de contact, devant moi la dune qui dévale vers l’anse, sable et caillasse goémoneuse, je dois faire une manœuvre pour partir, que me veut-il, me foutre son poing dans la gueule ou parler ? J’espère un dialogue, je baisse la vitre.
— Ça doit s’arrêter tout ça.
— …
— Faut que ça s’arrête, ça va trop loin.
— …
— On peut se parler ?
Petit, presque frêle, l’homme semble soucieux, pris dans une tension qui, si j’en crois ses cernes, ne le lâche pas. Il pioche de la tête, un huîtrier pie qui fouille la grève, une question d’instinct sans explication.Je bafouille un « oui » et m’extrais de l’AX, je sens un poids. Il reprend.
— Ils m’ont demandé de la dynamite.
— ?….
— Mais j’ai refusé. C’est trop.

— …
— Moi, j’ai compris ce que tu fais.

Il sourit.Cela faisait dix jours que nous avions installé A. B. O., et les événements s’étaient enchaînés comme une mécanique sans cliquet. J’avais dû déposer à la gendarmerie trois départs de feu, plusieurs caillassages, des tags sur toutes les faces, les miroirs éclatés et le banc jeté à la mer.
— Je suis plasticien, c’est-à-dire un artiste qui fait autre chose que des peintures, par exemple je construis des objets et je les installe en extérieur. Là, il s’agit d’un cube rouge posé sur une dune, sur la côte.
— Pour votre truc là, vous aviez une autorisation ?
— Bien sûr, vous savez, je ne m’engage pas dans une telle opération sans vérifier qu’elle est possible. La mairie m’a donné son accord.

J’avais fait la queue, après un vol et une déclaration de port d’arme. Le brigadier m’a reçu dans un bureau où on ne pouvait pas glisser ses pieds sous la table, encombré par les caisses de vin, de Ricard et de toutes sortes d’ex-voto liquides. Venus constater les attaques sur place, l’un d’entre eux eut un air entendu :

— Vous savez, avant j’étais à Paris, près de Beaubourg, ça ne m’étonne pas ce que vous faites, mais ici, ils ne peuvent pas comprendre.

Pour confirmer sa thèse, trois jours plus tard, suite aux proportions que l’affaire prenait, appels téléphoniques, lettres au maire, courriers à la feuille locale, journal télévisé régional, un autre vint faire sa ronde pour inspecter l’outrage.

— Moi, je les comprends les gens.

Il soupire, la mine bougonne et le regard lourd il livre sa sentence :

— J’aurais fait pareil. »

Je ne résiste pas à vous mettre un autre extrait.
Au-delà de l’histoire, quand Renaud m’a envoyé son texte j’avais été saisi par sa qualité d’écriture. Et je vous laisse juge ici, dans cette description d’un village du littoral finistérien. L’auteur est chez un vrai « local », et le texte commence alors que ce dernier lui raconte son monde:

« Terres de destins où tout est bon, car seul compte la capacité à survivre à cette infortune, terres d’égaux devant la mort qui noie les hommes à quelques milles du quai et l’exode qui engloutit les filles qui partent à la ville, filles à bourgeois, choses de peu. L’homme parle et dit l’arrivée des résidences secondaires, d’abord les citadins d’à côté, fiers de montrer la réussite d’après les bombardements, il a fallu reconstruire et ils y avaient des affaires, des commerces, des monopoles lucratifs.Puis les premières automobiles. Les Parisiens. Et ces filles qui se déshabillaient sur la plage, repoussant les gars en bleu galoches sur les roches, à flanc de dunes, le désir interdit, mais il est permis de regarder, elles viennent se montrer chez eux, elles passent, ils demeurent, elles nagent, ils craignent l’eau.

Les bourgeois construisent des néo-bretonnes en parpaings enduits de blanc, rehaussées de parements de granit bien détouré, sur un vide sanitaire et un sous-sol pour garer la voiture, le dériveur en plastique et le fil à linge. Ils dressent des clôtures, plantent des haies et posent des portails. Ils creusent les dunes, y mettent des fleurs que le vent vitrifie, rien ne pousse, ils s’obstinent. En vingt ans, là où les enfants se défiaient en bande lors de parties de gendarmes et voleurs mémorables, un territoire d’herbes rases, envahi de coquelicots et bordé de mousses spongieuses où il faisait bon s’allonger pour chasser les nuages loin des parents et des frères qui houspillent pour un rien, toute cette étendue vague, désolée et un peu sauvage est devenue un espace parcellaire et mort, rempli de maisons vides onze mois sur douze, un parking à berlines neuves, même les chemins, ils les ont recouverts d’asphalte, cailloux et flaques, et la bande herbue du milieu aussi. Les grillages ont été remontés, des extensions bâties, un cabanon en bois traité pour les outils de jardin, un abri pour le barbecue, un tennis où personne ne joue jamais, trop de vent. Une réserve d’inutilités.

Aujourd’hui, ils ont vendu ou sont venus y passer leurs retraites. À tondre, à jardiner, à s’ennuyer, monsieur madame ensemble comme jamais auparavant, dans l’espoir de se voir confier leurs petits-enfants, dans l’attente qu’ils s’en aillent et les laissent au silence, à ressasser l’époque, à se regarder vieillir, le corps qui se voûte dans l’humidité froide, la maison un jour pimpante qui désormais s’oxyde et noircit face à la mer, indifférente et hostile, les volets crochetés tout l’hiver, de peur d’être emportés si jamais ils les ouvrent. »

Cela ne vous donne pas envie de lire? Moi, cela m’a donné envie de publier! https://nautilus-editions.com/produit/onnevoitpluslamer/

Et j’oubliais: comme Renaud est artiste plasticien, il a agrémenté le texte de 22 dessins originaux ? A découvrir aussi.

Moitessier

Le bateau s’appelle Joshua. Son skipper (et auteur de la photo) Bernard Moitessier. Je ne sais pas ce qui m’a décidé à vous proposer cette photo aujourd’hui. Ce n’est pas un anniversaire (Moitessier était né le 10 avril 1925, et mort le 16 juin 1994). Il n’y a pas de raison spéciale. A part la place que cet homme et ce bateau ont joué dans la vie de centaines de milliers de marins. Et dans la mienne.

Vous connaissez sans doute l’histoire: le navigateur français s’était inscrit pour disputer le Golden Globe, la première course autour du monde en solitaire et sans escale, en 1968. Son voilier, Joshua, était rustique: une coque en acier, un poteau EDF comme mât. A propos de ce bateau, j’ai cru lire ce commentaire, des années plus tard, de la part d’Olivier de Kersauzon: «le compromis idéal entre le coffre-fort et le sous-marin ». C’est dire qu’il était costaud, mais pas rapide. Ce qu’il fallait finalement, en 1968, sur un tel parcours. Car après 7 mois de course, Moitessier est en tête alors qu’il remonte l’Atlantique. Il a tellement d’avance qu’il ne peut plus perdre. Sauf qu’il fait soudain demi-tour et dépose ce message d’abandon, destiné au comité de course, à un navire  croisé devant Le cap, en Afrique du Sud : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. » 

La légende Bernard Moitessier est née ce jour-là. L’homme qui refuse la gloire car il y a plus important. Il y a la vie. Il y a sa propre vision du bonheur et de l’accomplissement. Moitessier avait pris la mer car il voulait écrire, il avait des choses importantes à partager et avait besoin de temps, au calme, pour les coucher sur le papier. Il s’était rendu compte, en route vers la victoire, qu’il était très loin d’avoir atteint ce but, d’avoir fini ce livre. Et continuer, franchir la ligne, gagner la course, l’aurait emporté dans un nouveau tourbillon, médiatique, où on l’aurait à la fois privé de temps calme pour écrire, et poussé à produire très vite le récit de sa course pour profiter de l’instant de gloire. Ce qu’il aurait écrit à la va-vite ne pouvait être que décevant. Le tour du monde n’aurait alors servi à rien. Dans ces conditions, parti de Plymouth pour y revenir, c’était comme partir de nulle part pour arriver nulle part. Alors autant ne pas y aller.

Il a donc rejoint la Polynésie où il a mis trois ans pour écrire ce qu’il souhaitait écrire. Son livre, «La longue route», paru chez Arthaud en 1972, est devenu la bible de tous les navigateurs des années 70. Une référence absolue. Un récit à la fois marin et philosophique. Un très grand livre. Et un best-seller.

J’ai eu la chance de connaître Bernard Moitessier. D’abord en me retrouvant à côté de lui pour une signature, au Salon Nautique, dans les années 80. Je n’ai quasiment rien vendu car il y avait une telle foule pour le skipper de Joshua que mes propres et rares lecteurs n’arrivaient même pas jusqu’à moi… Mais quel bonheur que cet après-midi à ses côtés. Je n’ai vendu que deux livres, et j’en ai acheté un, que j’avais pourtant déjà dans ma bibliothèque: « La longue route », que Bernard m’a gentiment dédicacé. 

Puis je l’ai recontacté, pour le plaisir, sous prétexte d’un portrait pour L’Express, où je travaillais alors. Je l’ai vu à plusieurs reprises. Il me donnait rendez-vous dans la piscine de Vanves. Dans le grand bain. Puis nous allions déjeuner dans un petit restaurant marocain qu’il aimait beaucoup, avant de rejoindre l’appartement de sa compagne, où il vivait. On s’asseyait par terre. Il faisait du thé. On parlait. Des oiseaux volaient dans la pièce, libres (leur cage était toujours grande ouverte). Il parlait. Il racontait avec parfois de grands moments sans paroles. Et j’écoutais. 

Même après la parution de l’article, je suis retourné le voir plusieurs fois. Le rituel était immuable: il parlait, j’écoutais, osant quelques questions quand les silences me paraissaient trop lourds. Il écrivait ce qui sera son dernier livre, «Tamata et l’Alliance» (Arthaud, 1993). Un an plus tard, le cancer le terrassait. Et je peux dire aujourd’hui que j’ai pleuré en apprenant la nouvelle. 

Bernard n’était pas un être parfait, mais c’était un homme d’exception. Quand je repense à lui, il m’arrive une chose dont il serait je pense heureux: je souris. 

Alors, je vous laisse sur quatre phrases signées Bernard Moitessier, et qui m’accompagnent depuis des années: 

« Tout ce que les hommes ont fait de beau et de bien, ils l’ont construit avec leur rêve… »

« Dieu a créé la mer et il l’a peinte en bleu pour qu’on soit bien dessus. »

« On ne se trompe jamais en pardonnant. »

« Il faut bien admettre que l’espèce humaine est conduite par des hommes à moitié fous. Espérons que les femmes sauront un jour se réveiller pour préserver la vie. »

Bonne semaine à tous, bon vent et belle mer à ceux qui ont la chance d’être au large ou d’y aller.

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