Le bateau s’appelle Joshua. Son skipper (et auteur de la photo) Bernard Moitessier. Je ne sais pas ce qui m’a décidé à vous proposer cette photo aujourd’hui. Ce n’est pas un anniversaire (Moitessier était né le 10 avril 1925, et mort le 16 juin 1994). Il n’y a pas de raison spéciale. A part la place que cet homme et ce bateau ont joué dans la vie de centaines de milliers de marins. Et dans la mienne.
Vous connaissez sans doute l’histoire: le navigateur français s’était inscrit pour disputer le Golden Globe, la première course autour du monde en solitaire et sans escale, en 1968. Son voilier, Joshua, était rustique: une coque en acier, un poteau EDF comme mât. A propos de ce bateau, j’ai cru lire ce commentaire, des années plus tard, de la part d’Olivier de Kersauzon: «le compromis idéal entre le coffre-fort et le sous-marin ». C’est dire qu’il était costaud, mais pas rapide. Ce qu’il fallait finalement, en 1968, sur un tel parcours. Car après 7 mois de course, Moitessier est en tête alors qu’il remonte l’Atlantique. Il a tellement d’avance qu’il ne peut plus perdre. Sauf qu’il fait soudain demi-tour et dépose ce message d’abandon, destiné au comité de course, à un navire croisé devant Le cap, en Afrique du Sud : « Je continue sans escale vers les îles du Pacifique, parce que je suis heureux en mer, et peut-être aussi pour sauver mon âme. »
La légende Bernard Moitessier est née ce jour-là. L’homme qui refuse la gloire car il y a plus important. Il y a la vie. Il y a sa propre vision du bonheur et de l’accomplissement. Moitessier avait pris la mer car il voulait écrire, il avait des choses importantes à partager et avait besoin de temps, au calme, pour les coucher sur le papier. Il s’était rendu compte, en route vers la victoire, qu’il était très loin d’avoir atteint ce but, d’avoir fini ce livre. Et continuer, franchir la ligne, gagner la course, l’aurait emporté dans un nouveau tourbillon, médiatique, où on l’aurait à la fois privé de temps calme pour écrire, et poussé à produire très vite le récit de sa course pour profiter de l’instant de gloire. Ce qu’il aurait écrit à la va-vite ne pouvait être que décevant. Le tour du monde n’aurait alors servi à rien. Dans ces conditions, parti de Plymouth pour y revenir, c’était comme partir de nulle part pour arriver nulle part. Alors autant ne pas y aller.
Il a donc rejoint la Polynésie où il a mis trois ans pour écrire ce qu’il souhaitait écrire. Son livre, «La longue route», paru chez Arthaud en 1972, est devenu la bible de tous les navigateurs des années 70. Une référence absolue. Un récit à la fois marin et philosophique. Un très grand livre. Et un best-seller.
J’ai eu la chance de connaître Bernard Moitessier. D’abord en me retrouvant à côté de lui pour une signature, au Salon Nautique, dans les années 80. Je n’ai quasiment rien vendu car il y avait une telle foule pour le skipper de Joshua que mes propres et rares lecteurs n’arrivaient même pas jusqu’à moi… Mais quel bonheur que cet après-midi à ses côtés. Je n’ai vendu que deux livres, et j’en ai acheté un, que j’avais pourtant déjà dans ma bibliothèque: « La longue route », que Bernard m’a gentiment dédicacé.
Puis je l’ai recontacté, pour le plaisir, sous prétexte d’un portrait pour L’Express, où je travaillais alors. Je l’ai vu à plusieurs reprises. Il me donnait rendez-vous dans la piscine de Vanves. Dans le grand bain. Puis nous allions déjeuner dans un petit restaurant marocain qu’il aimait beaucoup, avant de rejoindre l’appartement de sa compagne, où il vivait. On s’asseyait par terre. Il faisait du thé. On parlait. Des oiseaux volaient dans la pièce, libres (leur cage était toujours grande ouverte). Il parlait. Il racontait avec parfois de grands moments sans paroles. Et j’écoutais.
Même après la parution de l’article, je suis retourné le voir plusieurs fois. Le rituel était immuable: il parlait, j’écoutais, osant quelques questions quand les silences me paraissaient trop lourds. Il écrivait ce qui sera son dernier livre, «Tamata et l’Alliance» (Arthaud, 1993). Un an plus tard, le cancer le terrassait. Et je peux dire aujourd’hui que j’ai pleuré en apprenant la nouvelle.
Bernard n’était pas un être parfait, mais c’était un homme d’exception. Quand je repense à lui, il m’arrive une chose dont il serait je pense heureux: je souris.
Alors, je vous laisse sur quatre phrases signées Bernard Moitessier, et qui m’accompagnent depuis des années:
« Tout ce que les hommes ont fait de beau et de bien, ils l’ont construit avec leur rêve… »
« Dieu a créé la mer et il l’a peinte en bleu pour qu’on soit bien dessus. »
« On ne se trompe jamais en pardonnant. »
« Il faut bien admettre que l’espèce humaine est conduite par des hommes à moitié fous. Espérons que les femmes sauront un jour se réveiller pour préserver la vie. »
Bonne semaine à tous, bon vent et belle mer à ceux qui ont la chance d’être au large ou d’y aller.