Le rêve en mer

La photo date de 1906. Des hommes, des femmes, des enfants s’entassent sur le pont du Patricia, en route pour New York. Ils ont tout laissé derrière eux, vendu ce qu’ils pouvaient pour acheter un billet de troisième classe et disposer d’un petit capital pour refaire leur vie. Ils fuient la misère ou la répression. Ou les deux. Certains rêvent de fortune dans ce pays nouveau ou, paraît-il, tout est possible. Mais il leur a fallu aussi découvrir le bateau. Le mal de mer. Le froid. Le roulis et le tangage. L’inconfort réservé aux gueux de la troisième classe. Au large, ils se sont entassés dans les fonds du navire, les promenades étant réservées aux passagers de première, voire deuxième classe. Ils attendent maintenant qu’on leur autorise le débarquement à Ellis Island, une île d’où ils aperçoivent les hauts immeubles de Manhattan, la liberté et l’espoir. Ils portent leurs plus beaux vêtements pour faire bonne impression. S’ils sont malades, handicapés ou trop vieux, ils devront remonter à bord pour retourner vers cette terre dont ils ne veulent plus, où ils n’ont plus rien, rejetés par une autre terre qu’ils croyaient promise. Même chose s’ils ont embarqué en passager clandestin : un autre bateau sera leur prison en attendant l’expulsion d’un sol qu’ils n’auront même pas foulé. Violence du retour à la réalité après avoir tant imaginé quand ils étaient bercés par la houle de l’Atlantique nord… « La mer enseigne aux marins des rêves que les ports assassinent » écrivait Bernard Giraudeau. Un message qui s’adresse, aussi, à ceux qui pourront débarquer. C’était il y a plus d’un siècle. Cette photo, finalement, est éternelle.

Christophe Agnus

Photo US Librairie du Congrès

Suivez-nous sur Facebook
Suivez-nous sur Instagram