Respects

Il y a 24 ans déjà… Presque un quart de siècle depuis qu’une légende nous a quittés. Le 13 juin 1998, Éric Tabarly tombait de Pen Duick, en pleine mer d’Irlande.
Neuf années plus tôt, en 1989, j’avais pu passer une journée avec lui à bord de son célèbre monocoque, Pen Duick, plan Fife construit en 1898. C’était à Saint-Malo. Le bateau sortait de chantier et allait recevoir ses nouvelles voiles fournies par son ami de toujours, Victor Tonnerre. Son idée était de tester ses équipements en naviguant toute la journée. La mienne était d’écrire un article pour L’Express, où je travaillais. Pour moi, Éric Tabarly était le grand marin dont j’avais lu tous les livres. Le skipper du grand Pen Duick VI dont j’avais collé une photo vue d’avion à mon plafond, au-dessus de mon lit. L’innovateur génial en architecture navale dont j’admirais l’audace. Un héros, une légende.
Le rendez-vous était aux aurores, sur les quais, pour profiter de la marée haute et sortir du port sans encombre. Le premier contact n’était ni chaleureux, ni glacial. Neutre. Il avait accepté ma présence à bord, c’était déjà bien. Mais nous avons croisé un voilier ancien, une goélette d’une trentaine de mètres, et la passion a immédiatement agi : « Vous avez vu son winch ? dit-il avec son léger zozotement légendaire. Il vient de (il nous donne le nom d’un autre voilier dont j’ai oublié le nom aujourd’hui…). Il l’a récupéré mais je le reconnais bien… » Une réaction qui annonçait le déroulement de la journée. En mer, l’homme était taiseux. Limitant ses paroles au nécessaire. Idem à terre, le soir, au dîner, même avec une bonne bouteille de Châteauneuf du Pape, son péché mignon. Quand je lui signalais que, malgré leur promotion d’écart, il avait croisé mon père en « prison », à l’école navale, où dormaient les élèves officiers arrivant en retard à la fin du week-end, il se contentait d’un sourire et d’un « Ah ? » étonné. Quand j’essayais de le faire parler de ses navigations, ses courses, il répondait gentiment mais sobrement. Quand des passants venaient le saluer, il souriait toujours, ne marquant ni enthousiasme, ni agacement. Imperturbable. Sauf quand on parlait bateau, et surtout marine ancienne. Là, il devenait intarissable. Une encyclopédie. Une culture hallucinante. Un talent pour raconter, décrire, expliquer. C’était sa passion. Et cela s’entendait.
Il était tard quand nous nous sommes séparés. J’ai publié mon article dans L’Express, puis Voiles et Voiliers m’en a demandé une autre version. J’étais le premier journaliste à naviguer sur le célèbre voilier depuis sa rénovation. Je n’ai pas recroisé le grand marin jusqu’à ce que, le 13 juin 1998, j’apprenne la nouvelle de sa disparition. Et j’ai pleuré.

Christophe Agnus 

Photo Le Télégramme
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