Libre à Dakar

Cette photo a été prise ce week-end à Dakar, par mon ami Frédéric Pie. Après l’Océanie et l’Amérique du Sud, le voici en Afrique. Fred a liquidé tout ce qu’il avait pour être libre de voyager et d’écrire. Tout. Il n’a plus de maison, plus de voiture, plus de moto, plus de costumes, plus de livres… Tout ce qu’il a tient dans un sac de voyage. Et il écrit. Il vient de sortir un magnifique « Libre. Ecrire sur les chemins du monde ». Et je ne résiste pas à vous livrer un extrait de ce livre d’un véritable écrivain-voyageur, écrit alors qu’il était en Argentine, il y un an: 


« 4 juin

Hier, je suis allé me perdre dans les dunes, pour me retrouver.

Je marchais au hasard, guidé par la présence des vagues dans le lointain, par la musique du vent dans mes oreilles, par le soleil qui me faisait de l’œil.

À un moment, éloigné de tout et à l’abri d’une dune je n’entendis plus que le silence. Un silence parfait, pur, décapé du moindre son et du vacarme assourdissant des nouvelles du monde.

Hier, je suis allé longuement marcher sur la plage, à marée basse. L’océan Atlantique était d’humeur pacifique. Quelques vaguelettes à peine venaient jouer à mes pieds. Le seul spectacle de trois baleines dans la baie, sous mes yeux émerveillés de les voir jaillir des profondeurs pour retomber dans des éclaboussures magistrales, suffit à justifier ces mois de voyage et ces jours immobiles. J’étais précisément là où je devais me trouver, au zénith de ma vie.

Hier, j’ai attendu que l’aurore surgisse, toute vêtue de rose et de bleu ciel, comme une vendeuse de grenouillères qui viendrait faire l’article dans une maternité.

– « Comment s’appelle ce beau jour qui vient de naître ? Tenez, ce bleu pâle lui ira à ravir… »

– « Et comment s’appelle cette jolie journée ? Regardez cette petite robe rose que je vous propose… »

Dans le doute, j’ai pris les deux.

Alors, en sortant de la clinique de la nuit et de l’examen pédiatrique et météorologique d’usage, je me suis hâté vers l’observation paisible de tout ce qui se jouait sous mes yeux.

Comme chaque matin, le soleil encore timide m’apportait des nouvelles d’Afrique. Les herbes dansaient dans les dunes caressées par le vent qui avait laissé ses bourrasques au vestiaire. L’Argentine était toujours immobilisée dans son confinement qui frisait l’absurde, pétrifiée par les statistiques de la mort qui rôde aux abords de la vie.

Hier, dans mes heures de marche solitaire en pleine nature, heureusement loin des préoccupations des hommes qui ont visiblement renoncé à imaginer un monde d’après, j’ai glané quelques trésors.

Oh ! des choses toutes simples, presque insignifiantes, de celles qui ne feraient pas les titres des journaux, qui ne nourrissent pas les commentaires haineux des réseaux si peu sociaux ou dont les images n’intéressent guère les colporteurs d’angoisse du journal télévisé.

J’ai vu des mouettes et des goélands qui se contemplaient dans le miroir bleuté de l’eau à marée basse, avec des airs de facétieuse coquetterie et des cris de pucelle comme ceux que poussent de jeunes adolescentes quand elles laissent libre cours à leur frivolité.

J’ai vu des cœurs blancs dessinés par des moules sur le gris des rochers, vestiges amoureux, traces de bonté à l’adresse du monde ou graffitis pour rappeler au promeneur son unique serment : ne dépenser ses jours qu’à aimer, sans relâche, sans se laisser corrompre par la noirceur des hommes.

J’ai vu des signes cabalistiques dans le sable mouillé, des plumes dessinées par les vagues battant retraite, comme si l’océan écrivait ses mémoires et témoignait des combats telluriques qui se jouent dans ses entrailles. La plage entière était un livre d’aventure à ciel ouvert. Des milliers de coquillages avaient, comme moi, abandonné leur coquille trop pesante. Ils avaient aussi découvert que la légèreté et la joie de vivre sont de meilleures protections qu’une paroi de nacre ou un titre de propriété.

Hier, à mesure que je suivais mes pas qui traçaient mon chemin vers cette chasse au trésor, je contemplais la lumière dorée des falaises de cette péninsule qui se découpait impeccablement sur le bleu franc du ciel.

Le regard accroché à ce spectacle éternel dont je n’étais qu’un frêle instant suspendu, au-dessus du vide de l’Univers, je repensais à tous les hommes qui m’avaient précédé. Je ne parle pas de ceux qui font chaque jour la une de l’actualité en tuant, en défilant, en insultant ou en gouvernant avec maladresse ou démesure. Je parle de ces hommes discrets et oubliés mais dotés d’un cœur palpitant, qui, par leur seule présence, humble ou anonyme, ont su soutenir le monde, préserver et transmettre sa beauté, comprendre la leçon que nous enseigne la nature, et aimer la vie, démesurément, jusqu’à leur dernier souffle.

Hier, en pensant à ces hommes, j’ai compris comment on devient immortel.

En contemplant les tractations subtiles qui animent la mer, la terre et le ciel, visant à tracer à chaque instant des frontières entre leurs natures changeantes, je suis rentré de ma promenade en repensant à cette jolie citation de Georges Pérec :

« Décrire l’espace, le nommer, le tracer comme ces faiseurs de portulans qui saturaient les côtes de noms de ports, de noms de caps, de noms de criques, jusqu’à ce que la terre finisse par ne plus être séparée de la mer que par un ruban continu de texte. »

C’était hier… »
 

Ce livre est un bonheur de 484 pages, et nous sommes très fiers de l’avoir édité.
https://nautilus-editions.com/produit/libre/

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