Les yeux des Terriens

Ils sont les skippers, les capitaines de ceux qui restent à sec. Les enjoliveurs de réalité, ceux qui nous font frissonner au chaud en regardant de l’eau froide voler dans tous les sens, qui arrivent à nous donner l’illusion d’être en mer même calés dans notre fauteuil… Les grands photographes ou vidéastes de mer sont des magiciens. Ils nous donnent leur vision de la réalité afin qu’elle devienne la nôtre, réinventent la vie à force de téléobjectif aplatissant les distances, de grand-angle les déformant, ou en jouant sur la profondeur de champ ou la vitesse d’exposition. Mais qu’importe qu’ils truquent la vérité : la leur est souvent plus belle, plus forte, et finalement plus vraie. Sans eux, les grandes courses ne seraient plus les mêmes. Elles perdraient de leur magnificence, se résumeraient à des marins naviguant pour savoir qui va le plus vite. Bref, à une régate. Pas une aventure. Sans les images, il manque une dimension aux Terriens : celle des outils du rêve. Qui n’a pas vu un Ultim dans une gerbe d’écume ne peut imaginer ce que vivent leurs skippers. Qui n’a pas vu des voiliers forçant leur passage dans des vagues couvertes d’écume, comme dans cette magnifique photo de Jean-Marie Liot, ne peut imaginer l’effort et le talent des marins les menant. Chaque image enrichit notre imaginaire pour nous permettre, ensuite, de suivre les concurrents sur le parcours complet. Armé de ces photos, de ces vidéos, le spectateur resté à quai peut se projeter son film, visualiser les difficultés des skippers, vibrer à leurs réussites. Pour qu’il y ait, par la magie du talent des preneurs d’images, des milliers, voire des millions, de gens en mer…

Christophe Agnus

 Photo Jean-Marie Liot/Alea

Infortune de mer

La tempête n’est pas qu’un spectacle unique, fascinant, hypnotisant. Quand la puissance terrible et fantastique des éléments se déchaine, il ne reste que le combat pour ceux qui doivent la subir. De tous les auteurs, Joseph Conrad, à la fois écrivain et grand marin, est peut-être celui qui a le mieux raconté cette lutte : « Tandis qu’on pompait, le bateau nous lâchait pièce par pièce ; les pavois s’en allèrent, les épontilles furent arrachées, les manches à air écrasées, la porte de la cabine fut enfoncée. Il n’y avait pas un seul coin de sec sur le bateau. Il se démantelait morceau par morceau. La chaloupe fut réduite en miettes, comme par magie, sans être arrachée de ses saisines (…). Et on pompait toujours. Pas de changement de temps. La mer était blanche comme une nappe d’écume, comme un chaudron de lait en ébullition. Pas une échancrure dans les nuages,  pas une seule  _même de la taille de la main_ ne fût-ce que pendant dix secondes. Il n’y avait pas de ciel pour nous, il n’y avait pas d’étoiles pour nous, ni soleil ni univers_ rien que des nuages rageurs et une mer en furie (…). Les voiles explosèrent et le navire se tenait de travers au vent et à la lame sous un cagnard de toile, l’océan se déversait sur lui, et on s’en fichait. Nous tournions ces manivelles de pompes, l’œil hébété (…) nous tournions sans cesse, avec de l’eau jusqu’à la taille, jusqu’au cou, jusque par-dessus la tête. Cela n’y changeait rien. On avait oublié l’impression que ça faisait d’être sec. » 

Alors c’est beau, la tempête. Sauf quand elle vous frappe en direct, et qu’elle vous rappelle avec violence que la nature restera toujours la plus forte.

Christophe Agnus
(photo de l’auteur)

Gloutonnes alliées…

Le krill est une petite crevette vivant dans les eaux froides. Vivant en essaims pouvant atteindre 10 à 30 000 individus par m3, son rôle est essentiel dans la séquestration du carbone dans les grands fonds. Son problème : il est au menu des baleines. Et pas en amuse-gueule. Jusqu’il y a peu, les scientifiques avaient une vague idée de l’appétit des grands mammifères marins, avant de se rendre compte de leur erreur : il faut multiplier les premières estimations par trois… Pour la baleine bleue du Pacifique, la plus grande du monde, ce serait jusqu’à 16 tonnes par jour de chasse ! Et vous voulez le meilleur ? C’est une excellente nouvelle. Car plus elles mangent de krill, plus il y en a… Explication : pour faire sa photosynthèse, le phytoplancton a besoin d’azote et de soleil, mais aussi de phosphore et de fer (rare). Avant d’être mangé par les crevettes. Elles-mêmes dévorées par les baleines. Cela devient vraiment amusant après, quand on connaît l’habitude des grands cétacés à déféquer en surface, parfois loin au large, libérant des nutriments permettant au phytoplancton de retrouver notamment ce fer dont il a absolument besoin pour se développer. Et donc de participer à la séquestration du carbone. Avant que l’on massacre deux à trois millions de baleines au cours du 20ème siècle, les scientifiques estiment que ces grands mammifères avaient, pour l’élimination du carbone, le même impact que les forêts de continents entiers. Désormais protégées, leur population remonte doucement. Heureusement. Vous voyez l’équation : plus de baleines= plus de phytoplancton = plus de krill= plus de séquestration de carbone… Le genre d’équation que l’on aime.

Christophe Agnus

Photo Ed Lyman/NOAA Fisheries

Le huitième continent

Les deux grands traits que vous voyez, coincés dans la roche de la baie de Curio, en Nouvelle-Zélande, sont des arbres. Fossilisés. Ils sont là depuis 180 millions d’années, avec toute une forêt détruite par des coulées de boues volcaniques. A l’époque, ils appartenaient à un continent énorme de 4,9 millions de kilomètres carrés (3 500 km de long sur 1 300 de large) à l’est de l’Australie : Zealandia. Ce qu’il en reste ? La Nouvelle-Calédonie et la Nouvelle-Zélande. La plus grande partie s’est affaissée sur le plancher océanique après s’être séparée dans un grand fracas géologique d’abord de l’actuel Antarctique occidental, il y a environ 85 à 130 millions d’années, puis de l’Australie (60 à 85 millions d’années). Si on peut aujourd’hui raconter ce moment de la construction de la géographie de notre planète, c’est que des chercheurs néo-zélandais ont pu reconstituer l’histoire en examinant… des cailloux. Des morceaux de roches. Des grès du Crétacé comme des pierres de l’Eocène. Et nous voici désormais face à un huitième continent. Le fait que l’essentiel de son territoire se trouve par 1 000 ou 2 000 mètres sous la surface de l’océan n’enlève rien à sa grandeur. Comme aucun humain n’a pu connaître Zealandia alors qu’il émergeait (les premiers hominidés sont apparus il y a 6 à 8 millions d’années), il ne nous reste plus que des bateaux pour couvrir les 93% de ce continent que personne n’a jamais vu en entier. Mais que l’examen d’une carte des fonds marins permet de reconstruire. Alors apparaissent des plateaux, des chaînes de montagnes, des plaines, de larges baies… Un monde que nous ne pouvons désormais qu’imaginer. Pour mieux rêver à un monde plus grand, et meilleur.

Christophe Agnus

Photo Pavel Špindler – Carte NASA

Le géant blanc a chaud

16,96 millions de kilomètres carrés, c’est la surface de la banquise antarctique à son maximum annuel, relevé à la fin de l’hiver austral cette année. Cela paraît grand ? Pas vraiment, puisque c’est environ deux millions de kilomètres carrés de moins que la moyenne entre 2011 et 2020. Changement climatique ? Les scientifiques, que cette baisse a surpris, n’ont pas encore cette certitude, même si c’est une hypothèse qu’ils sont loin d’écarter. Mais la science aime la précision, la preuve plus que l’intime conviction. Et la logique de ce continent glacé n’est pas encore parfaitement maîtrisée. Car il les a surpris dans le passé : alors que l’Arctique se réchauffe deux à trois fois plus vite que le reste de la planète, la glace entourant la terre Antarctique a continué à s’étendre jusqu’en 2016. Avant, seulement, de commencer à se réduire. Reste à comprendre en détail comment cela marche, et comment prévoir l’avenir du seul continent que l’homme n’a pas colonisé (les quelques scientifiques y séjournant ne pouvant prétendre à un tel rôle…). Et il y a urgence. Les éléments à surveiller sont nombreux, mais on y trouve notamment les grandes dépressions du Grand Sud (les fameux 50èmes hurlants et 60èmes mugissants) comme les courants marins froids qui jouent un rôle protecteur, pendant que des vents atmosphériques chauds semblent travailler en sens inverse. Pour la science, il est donc essentiel de suivre de près ces évolutions, vu l’importance des pôles dans le climat. Moins il y a de glace, surface réfléchissante, plus la mer absorbe d’énergie, plus la fonte accélère… Un cercle très vicieux. 

Christophe Agnus

Photo Franck Mazas  

Le portable, plaie du siècle ?

Peut-être faudra-t-il un jour poursuivre les inventeurs du téléphone portable en justice ? À cause d’eux, les gens passent plus de temps à regarder cet instrument qu’à se parler. À cause d’eux, le respect s’amenuise, beaucoup se désintéressant de tout et de tous à la moindre sonnerie ou alerte de ce petit boîtier qui, pour reprendre la phrase de Sacha Guitry, « vous sonne comme un domestique »… Et, à cause d’eux, 1000 tonnes de fioul ont envahi une zone fragile du récif coralien de l’île Maurice. C’était le 25 juillet 2020. Le vraquier Wakashio, appartenant à un armateur japonais, et contenant 3 800 tonnes de fioul, s’est approché si près de la côte qu’il a fini par s’échouer. À cause des conditions de mer, un remorqueur n’a pu intervenir que cinq jours plus tard. Les cuves avaient commencé à fuir dans le lagon, la structure était trop abîmée. Une opération est alors lancée pour transférer ce qu’il reste du fioul dans un navire de secours. Le 16 août, le Wakashio se brise en deux. 

Le lien avec le téléphone portable ? L’enquête vient de démontrer que c’était pour obtenir du réseau que le vraquier s’était approché si près de la côte, les marins voulant pouvoir communiquer avec leurs familles. Ils avaient de bonnes raisons : en pleine crise du Covid, certains étaient à bord depuis des mois, en dépassant parfois largement la durée de leur contrat. Mais le commandant, lui, a pris le risque de frôler le récif sans carte précise de la zone, et sans essayer de s’en procurer. Au jugé. Et au moment où la coque a été arrêtée par les fonds, lui et son second étaient bien de quart à la passerelle, mais pas très attentifs aux alentours : ils étaient plongés dans leur téléphone portable… 

Christophe Agnus

Photo International Maritime Organization (IMO)

Un océan de grandeur « mini »…

Imaginez traverser l’océan Atlantique sur une coque de noix de 6,50 mètres de long. À peine plus grande qu’un engin de plage. Imaginez y dormir. Y préparer votre nourriture sur un simple et unique réchaud. Pas de réfrigérateur. Pas de toilettes. Au mieux une banette pour dormir. Une humidité permanente car vous êtes entouré par l’océan jour après jour. Et, évidemment, vous êtes en course : pas question de grasse matinée, des nuits courtes, des réglages permanents, aux commandes d’une petite bombe capable de pointes à plus de 20 nœuds (36 kilomètres/heure). Dernière précision : routage météo par satellite interdit, comme le contact avec la terre…  Si vous arrivez à vous projeter ainsi, vous pouvez participer à la Transat 6.50, dont le départ a été donné le 25 septembre : Sables d’Olonne (Vendée) – Santa Cruz de La Palma (Canaries) – Saint-Francois (Guadeloupe). Soit un total de 4050 milles (7 500 kilomètres) pour la flotte de 90 skippers, dont certains naviguent sur des prototypes testant de nouvelles idées de construction navale. L’innovation est une tradition dans la « Mini », comme est surnommée la plus longue des transatlantique : le mât en carbone, le mât-aile, la quille pivotante, où les étraves plates et spatulées y ont été testées en course. Cette année, beaucoup parlent de « faire mieux avec moins ». La sobriété est tendance. Les spécialistes vont aussi suivre de près les concurrents que l’on pourrait, demain, croiser sur des voiliers beaucoup plus grands. La liste des anciens parle d’elle-même : Peyron, Van Den Heede, Bourgnon, Autissier, Desjoyeaux, MacArthur, etc… Respect. Et même, pour avoir navigué seulement quelques jours sur ce type de voilier, admiration.

Christophe Agnus


Photo Vincent Olivaux/La Boulangère Mini-Transat

Peut-on aimer la mer ?

Un monde toujours humide, souvent froid, parfois violent : la mer, loin de la plage, peut paraître difficile à aimer. «Un authentique amour de la mer est une des choses les plus rares du monde, écrivait même le critique littéraire américain Edmund Wilson. C’est un goût spécial et bizarre que très peu de gens acquièrent ». D’autant qu’il ajoutait : « La mer n’est même pas pittoresque, elle est trop vide pour ça ». Même Eric Tabarly a rappelé que l’océan n’est peut-être pas pour tout le monde : 
« … à l’intérieur, les voiles trempées répandent l’eau partout, et partout c’est le foutoir… (…) Toute la nuit, je me couche, me déshabille, me relève, me rhabille, monte sur le pont pour modifier mes réglages à cause des sautes d’humeur du vent. Aux doux rêveurs qui s’imaginent trouver la liberté sur la mer, je leur suggère de chercher ailleurs. » 

Mais les vrais amours sont discrets. Les grands marins, souvent taiseux, se contentent de donner leur point de vue sans emphase. « Ce n’est pas que la vie à terre me déplaise, écrivait par exemple le grand Francis Drake, mais la vie en mer est meilleure.»  Peut-être pensait-il, comme Joseph Conrad, que « la monotonie de la vie en mer est plus aisée à supporter que l’ennui de la vie à terre. » Ou que, comme le dit l’un de ses personnages, marin retrouvant son navire : « Soudain, j’éprouvai à nouveau ce bonheur que donne la grande sécurité de la mer comparée aux agitations de la terre ; je me félicitai du choix que j’avais fait de cette existence dénuée de tentations, exempte de problèmes troublants, et à laquelle l’absolue franchise de ses exigences et la simplicité de son but confèrent une fondamentale beauté morale. » Tout est peut-être dit.

Christophe Agnus


Photo Olivier Dugornay – IFREMER 

Le vent du commerce

Les images font rêver : des cargos avançant à la voile… Le transport maritime de demain, plus propre, plus sobre. Enfin, plutôt d’après-demain. Pour l’instant, l’offre existante ou en construction reste modeste: à peine plus de 25 navires de transport vélique sont recensés dans le monde. Mais les plus optimistes parient sur 10 000 pour 2030, 40 000 à l’horizon 2050. Suffisant ? Pas sûr. Aujourd’hui, les plus gros projets évoquent une capacité à bord de presque 700 containeurs. Or, si la majorité des quelques 5400 porte-containeurs « classiques » navigant actuellement (dans une flotte mondiale de 57 000 navires) en transportent chacun de 500 à 3 000 , les plus gros en chargent jusqu’à 24 346… 

Il reste deux possibilités pour limiter l’usage du polluant « fioul marine » dans le transport maritime qui, rappelons-le, assure 90% du volume des échanges commerciaux mondiaux: soit ces derniers s’effondrent (ce qui est peu probable) et la voile pourrait suffire, soit l’avenir est à une plus grande mixité des moyens de propulsions. De la voile, bien sûr. De plus en plus. Mais aussi des cargos motorisés utilisant des moyens véliques (aile, voile… ) en appui pour réduire la consommation : de nombreux tests ont démontré l’efficacité de tels systèmes (de 20% à 80% d’économie possible). Enfin, l’utilisation d’autres formes d’énergie. Il s’agirait alors du gaz naturel liquéfié (qui reste un hydrocarbure), de l’hydrogène, de l’électricité et même du nucléaire.

Le monde maritime, en tous cas, dit être parfaitement conscient des enjeux, et de la nécessité de changer son modèle de propulsion. Et, ils l’assurent, ce n’est pas du vent…

Christophe Agnus


Image Nils Joyeux

Le globe en héritage

Ils sont partis, hier, de Cowes, sur l’île de Wight en Grande-Bretagne. Quatorze bateaux, quatorze équipages, pour une course autour du monde « à l’ancienne » : des monocoques océaniques dessinés avant 1988, sans technologie, sans ordinateur, sans satellite. Le sextant et le sens marin pour avancer vite et dans le bon sens. L’Ocean Globe Race est l’héritière de la Whitbread et du Golden Globe, deux courses que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. La première, née en 1973, était en équipage et par étapes ; la seconde, datant de 1968, en solitaire sans étape ni assistance. Mais les deux tournaient autour du globe.

Hommage à l’histoire et à Eric Tabarly, le célèbre Pen Duick VI est encore en course cette année. Deux démâtages dans la première édition de la Whitbread l’avaient empêché de gagner, mais pas de briller (en remportant une étape). Un changement de règle en pleine course le disqualifiera en 1977, interdisant sa quille en uranium qui avait pourtant été acceptée au départ.

Cela fait aujourd’hui partie de la saga d’un marin entré dans l’Histoire. Le grand ketch de 22,25 mètres, lui, continue d’avaler les milles, avec son nouveau skipper et propriétaire : Marie Tabarly, la fille du héros. Et il n’y avait pas mieux que l’Ocean Globe Race pour rendre hommage à son père. Il rêvait de remporter la Withbread. Et n’aurait pas été dépaysé dans cette régate autour du monde sans ordinateur, sans téléphone satellite, mais avec sextant et radio. C’était sa vie. Sa façon de naviguer. Alors, suivez cette course de près, en espérant que Marie Tabarly, qui connaît ce voilier comme personne, réussira là où son illustre père a échoué : remporter la victoire.


Christophe Agnus


Photo Mcintyreadventure-photoshelter

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