Un 26 décembre 1943…

Cette photo a été prise il y a exactement 79 ans, en fin d’après-midi, alors que le croiseur de bataille Scharnhorst est en train de sombrer, au large du Cap Nord (Norvège). Ce navire de 235 mètres de long était l’un des fleurons de la Kriegsmarine, et il a été coulé par les tirs et torpilles de trois croiseurs et deux cuirassés de la Royal Navy. Pourquoi en parler aujourd’hui ? Pour la date, bien sûr. Mais pas seulement.

Il y a d’abord la raison de la présence britannique dans ce coin de l’océan : si le grand bâtiment allemand s’est retrouvé face aux canons de Sa Majesté, c’est que ces derniers protégeaient un important convoi de 19 cargos chargés de nourriture et d’équipements en route vers Mourmansk. A l’époque, la Russie (soviétique), qui faisait partie des Alliés, recevait de l’aide massive venant de l’ouest. « L’Histoire ne se répète pas, elle bégaie » aurait dit Marx. Vu l’actualité, je ne peux dire si c’était Karl ou Groucho.

Il y a ensuite, et surtout, le bilan de ce combat. Sur les 1 968 hommes d’équipage du Scharnhorst, seuls 36 survivants seront repêchés dans les eaux glacées de l’Arctique. A bord des bâtiments britanniques, la victoire ne fut saluée par aucune célébration. Les marins anglais n’avaient que trop conscience du sort terrible de ces hommes, et de leur chance d’avoir échappé à un même destin. C’était la guerre, mais tous avaient navigué dans les mêmes eaux si difficiles, dangereuses, violentes même, où la survie d’un naufragé devant nager se comptait en minutes. Le respect existait même entre ennemis. Entre marins. Même s’ils avaient tous compris depuis longtemps que la mer n’était pas, et de loin, ce dont il fallait le plus se méfier.

Christophe Agnus

Photo Imperial War Museums

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Devenir marin

Il y a cette fameuse phrase définissant trois sortes d’hommes : « les vivants, les morts, et ceux qui vont sur la mer ». Qu’elle soit d’Aristote ou de son maître Platon, peu importe. Elle raconte l’incompréhension entre les marins et les terriens. Ces derniers ne comprennent pas ce désir du large, l’envie irrésistible de naviguer sur un élément qui apparaît si hostile à l’humain. Et il n’y a pas que chez les Grecs anciens : on trouve même trace d’une certaine méfiance dans l’idéologie judéo-chrétienne qui a forgé la culture française, celle qui rappelait que le Paradis était terrestre et que la mer était le domaine du Diable. C’est dans la mer que partaient les âmes des gens damnés, l’Eden restant une terre divine. Pour les terriens, finalement, la mer est l’envers désordonné du monde. Et c’est peut-être cela qu’ils craignent : l’aléatoire promis par l’océan. Sans doute, justement, ce qui plaît aux marins : cette liberté absolue des éléments qui leur permet à leur tour de se sentir à la fois furieusement en vie et libres. À regarder cette photo des îles Crozet, on en arrive à penser que la mer est souvent plus accueillante, semble plus douce, et que là est le refuge. Le ciel est chargé de nuages, la côte menace, et c’est au niveau de l’eau qu’apparaît la lumière, la vérité. Alors, on embarque. On largue les amarres et on hisse les voiles pour échanger un destin sombre contre un horizon ne promettant rien, et donc tout. « Et une fois qu’on est marin, disait Jack London, on le reste toujours. La saveur de l’air salin ne s’évente pas. Un marin ne vit jamais assez vieux pour n’avoir plus le désir de lutter encore contre le vent et les vagues ».

Christophe Agnus

Photo CélineLeBohec_IPEV-CNRS-CSM

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Les îles Diomède

Perdues au milieu de cette photo satellite, coincées entre deux continents et deux mers aux noms sonnant comme l’aventure (Béring au sud, les Tchouktches au nord), deux îles séparées par trois kilomètres et un monde entier. Il y a longtemps, quand les Inuits en étaient les seuls résidents, soit avant 1728, la grande Imaqliq et la petite Inaliq étaient sœurs. Toutes deux abritaient des Iŋalikmiouts, parlant la plus ancienne des différentes langues inuits. Après la vente de l’Alaska aux Etats-Unis par le tsar Alexandre II en 1867, elles ont commencé à s’éloigner, si ce n’est géographiquement, au moins politiquement. Et même à basculer d’identité, l’une se faisant aussi appeler Ratmanov pendant que l’autre osait Krusenstern. Les Inuits ? Presque oubliés. Sur l’île de l’est, on peut encore en croiser dans la grosse centaine de maisons accrochées à la pente. A l’ouest, tous ont été déplacés il y a longtemps pour laisser la place à des militaires de l’armée rouge. Au milieu de nulle part, Moscou et Washington s’affrontent du regard. Loin de l’Alaska, peu de gens ont conscience que seuls trois kilomètres séparent ces deux grandes puissances militaires. Seulement 3 000 mètres d’eau glacée mais quand même 21 heures. Miracle des découpages des fuseaux horaires : bien que la ligne de changement de date passe entre elles, les deux îles ne sont pas à un jour plein d’écart. Et par un ironique pied de nez à l’histoire, ce sont les militaires russes de la Grande Diomède qui ont presque une journée d’avance sur les Yankees modernes de Petite Diomède. Symbolique : même réduits à deux petites îles perdues et géographiquement très proches dans un océan glacé, ces deux pays ne peuvent pas vivre au même rythme…

Christophe Agnus

Photo Nasa


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Humble puissance

On pense à une baleine, à une orque, à un être puissant de l’océan. On a en partie raison car les sous-marins sont les plus océaniques des navires que l’humain envoie en mer. Aucun, plus que lui, n’épouse mieux l’élément. Il n’y navigue pas, il s’y fond. Il y disparaît, s’y dissimule et peut parcourir des dizaines de milliers de kilomètres avec comme seuls témoins les animaux marins qui voient cette fusée sombre glisser dans les eaux sans lueur. Cette photo, extraite du livre « Carènes, acte 2 », d’Ewan Lebourdais, pourrait aussi faire croire que le mimétisme est le secret de la vie en mer. Qu’il suffit de s’adapter à ce milieu qui ne nous est pas naturel en le copiant pour y vivre bien, s’y sentir chez soi. Une illusion presque poétique. Car c’est oublier que, derrière la coque épaisse de ce monstre d’acier, les marins sont réduits, plus qu’ailleurs, à leur statut de simples humains. Deux ou trois cents mètres sous la surface, ils ne doivent leur survie qu’à l’inventivité des ingénieurs et le sérieux de leurs formations. Interdits d’émerger pendant la durée de leur mission, il leur faut extraire l’oxygène vital comme leur eau potable de l’océan salé, et veiller en permanence au bon fonctionnement d’un nombre incroyable de pompes, moteurs, valves, capteurs et autres équipements techniques ou informatiques. Alors, et seulement alors, ils peuvent vivre une expérience que la société moderne interdit à la plupart d’entre nous : être coupés du reste du monde. N’avoir comme seuls bruits extérieurs que ceux provoqués par la vie maritime qui ne connait pas le silence mais méprise nos conflits. Et se dire qu’il y a une forme d’ironie à devoir se retrouver enfermé dans une machine de guerre pour connaître la paix…

Christophe Agnus

Photo Ewan Lebourdais, Peintre officiel de la Marine, ewan-photo.fr

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