L’Atlantique amputée

L’aventure en mer n’est pas née avec les courses océaniques. Elle a toujours été. Larguer les amarres, depuis le début de la navigation (c’est-à-dire presque depuis qu’il y a des humains…), n’a jamais été un geste anodin. « En mer, on ne triche pas » disait Éric Tabarly, les caractères s’y dévoilent. Les forces et les faiblesses aussi. Et si le nom d’Howard Blackburn ne vous dit rien, permettez-moi un retour en janvier 1883, au large de Terre-Neuve. Deux pêcheurs, partis d’une goélette de pêche à bord de leur doris, une petite embarcation dépontée de moins de six mètres propulsée à l’aviron, perdirent le contact avec le bateau-mère en raison d’un brouillard épais et d’un début de tempête. Dès le deuxième jour, l’un des hommes mourut de froid. L’autre, Howard Blackburn, décida de ramer jusqu’à la terre, à une centaine de kilomètres au nord. Mais il avait perdu ses gants en écopant, et ceux de son compagnon mort étaient trop petits… Alors il décida de se mettre sur le banc de nage et… de laisser ses mains geler dans la bonne position pour tenir les rames. Il lui faudra trois jours et deux nuits de plus pour atteindre Terre-Neuve. Il y perdra tous les doigts, pouces inclus, mais sera sauvé. Des années plus tard, malgré ses mains meurtries, il traversera deux fois l’Atlantique en solitaire, des Etats-Unis vers l’Europe, notamment en 1901, en 39 jours, avec le Great Republic  (photo) un voilier de 7,50 mètres. Quand, en 1924, il apprend que le navigateur français Alain Gerbault a rejoint Gibraltar à New York en 100 jours, sa réaction fut immédiate : « 100 jours ? Mais qu’est-ce qui l’a retenu ? ». D’autant que Gerbault, lui, avait tous ses doigts…

Christophe Agnus

Photo Sandy Bay Historical Society


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Parce qu’ils sont en mer…

Au moment où vous verrez cette photo, les premiers concurrents de la Route du Rhum seront peut-être déjà de l’autre côté de l’Atlantique. Mais ce n’est pas de compétition que parle cette photo prise au départ de la course par Alexis Courcoux. Pas de grands noms du large, pas de sponsors, pas de statistiques, de technologie ou d’enjeux économiques, juste des silhouettes, des voiles sombres, des coques émergeant à peine du clapot, aucun détail, un ciel de coton, une mer qui brille de plaisir, les skippers invisibles mais que l’on pressent tendus, concentrés sur les 3 543 milles nautiques (6 562 kilomètres) à parcourir le plus vite possible. Une sorte d’impressionnisme qui, finalement, laisse la place libre à l’imagination et la culture marine de chacun. Et la mienne me ramène au très beau livre d’Anita Conti, « L’Océan, les Bêtes et l’Homme ou l’ivresse du risque », publié en 1971. Celle qui fut la première femme océanographe française, mais aussi une remarquable photographe de mer et écrivain, savait ce qu’être en mer signifie. Et elle écrivit : « Le temps ne se mesurait plus ; les regards pouvaient se perdre dans la noire transparence. Nous étions en route. 

La mer fut immense et froide ; elle était délivrée du ciel d’orage qui avait longtemps noirci l’horizon, elle sortait de cette épaisseur basse et lourde ; elle s’étalait jusqu’à perte de vue en gonflant des courbes qui semblaient des ailes et retombaient sur l’épaisseur de leurs ombres. Elle se gonflait comme un oiseau qui va s’envoler, mais sa force ne pouvait se détacher d’elle-même et chaque levée de houle profonde et vibrante périssait de son propre élan : les sommets glissaient sous nos formes. » 

Christophe Agnus

Photo Alexis Courcoux / #RDR2022


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Une cohabitation paisible

Aucun trucage dans cette photo, prise au large du Mexique lors du tournage du film Océans. L’homme, le biologiste marin François Sarano, n’est pas inquiet. Cela fait longtemps qu’il n’utilise plus de cage pour rencontrer les grands requins blancs. Il sait qu’ils ne sont pas des tueurs nés se jetant sur tout ce qui passe à portée de leur puissante mâchoire. Il a appris à lire leur comportement, à comprendre leur mode de fonctionnement. Le squale, de son côté, s’interroge. Qu’a-t-il devant lui ? Qu’est-ce que ce drôle d’animal, à la forme bizarre et relâchant des bulles, qu’il ne connaît pas. Une proie ? Une menace ? Mais le requin est un instinctif, pas un intellectuel, et il n’a pas conscience de sa propre taille. Il trouve donc sa réponse dans la façon dont l’homme réagit face à lui : comme il ne fuit pas ce n’est pas une proie, et peut-être même est-ce un prédateur dont il faut se méfier… Déduction simple, évidente pour l’animal. Alors l’énorme femelle requin blanc de 4 mètres de long va continuer son chemin. Dans le film, l’homme va l’accompagner, venant même côte à côte pendant quelques dizaines de mètres de nage en duo. Paisiblement. Puis chacun repartira dans sa vie. Au-dessus de la surface, pour le plongeur qui ne peut rester sous l’eau qu’un temps limité, dans l’immensité de l’océan pour le squale qui n’imagine même pas le monde de l’aérien. Cette image, due au talent de Pascal Kobeh, résume la richesse et la beauté de la biodiversité. Regardez bien l’attitude de l’humain, ce mammifère dit supérieur, et du grand poisson. Ce n’est pas la peur qui domine ce face à face, mais la seule notion essentielle à la cohabitation de ces deux espèces dominantes de leur milieu : le respect.

Christophe Agnus

Photo Pascal Kobeh

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La voile éternelle

Devant une photo du même type, un ami m’a posé la question piège : «Pour toi, c’est de la voile ? La coque ne touche même pas l’eau… »Alors j’ai pensé à Mike Birch, qui vient de nous quitter, à 90 ans. Je me suis souvenu de l’incroyable arrivée de la Route du Rhum de 1978 pendant laquelle son petit trimaran jaune de 12 mètres doubla le grand monocoque de 21 mètres de Michel Malinowski juste devant la ligne d’arrivée, gagnant avec 98 secondes d’avance après la traversée d’un océan. Pour ce grand monsieur de la mer, qui n’a jamais chaviré, l’essentiel était dans l’adaptation : « Mike c’était le roseau face au chêne Tabarly », a dit joliment Loïck Peyron, qui l’admirait beaucoup. Je me suis alors rendu compte que Birch avait navigué aussi bien sur des petits trimarans, des grands monocoques ou un catamaran géant de plus de 30 mètres, et qu’il aurait peut-être une réponse à cette question de 2022 : « oui, c’est de la voile« , car encore une fois, comme depuis des milliers d’années, il ne s’agit que d’avancer sur la mer à la force du vent, en utilisant l’intelligence humaine. Comme les vaisseaux de Christophe Colomb. Comme les clippers entre Sydney et Londres au 19ème siècle. Comme Charlie Barr sur la goélette America en 1905. Comme… le trimaran de Mike Birch en 1978. A bord des voiliers au départ de la Route du Rhum, il y aura un homme ou une femme, c’est tout. Une seule personne, un océan, un bateau, la mer, le vent. Que l’embarcation fasse 12 ou 30 mètres, qu’elle ait une, deux ou trois coques, qu’elle glisse sur l’eau ou la survole, cela restera de la voile. Un magnifique spectacle pour ceux qui regarderont le départ, une belle aventure pour les skippers. Tout ce qu’on aime.

Christophe Agnus

Photo Yann Riou / polaRYSE / Gitana S.A


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