Traits d’union

Il y a d’abord ces lignes noires et blanches qui rappellent le Gwen ha du, le drapeau breton, sur l’étrave d’un navire que l’on devine puissant. Puis cette eau en colère, bousculée par le bulbe de l’étrave et saisie par l’objectif d’Ewan Lebourdais (dont j’ai écrit les textes du prochain livre). Enfin, cette mer gentiment clapoteuse, qui permet aux premiers éléments d’exister et de donner un sens à l’existence de ce bateau, l’Enez Eussa III (en français : L’île d’Ouessant III). Le nom est incomplet, le ferry côtier assurant la desserte de l’île de Molène aussi bien que de celle d’Ouessant, mais le rôle est essentiel. Son ancêtre premier du nom, un vapeur de 39 m de long, était né en Ecosse et avait notamment appartenu à Ferdinand 1er de Bulgarie avant de rejoindre la pointe bretonne en 1924. Un passé royal pour un avenir aristocratique :  quoi de plus noble que de permettre aux îliens de se sentir moins isolés et de garantir leur approvisionnement ? Une tâche dont l’Enez Eussa III s’acquitte encore quotidiennement. Seules les tempêtes exceptionnelles l’empêchent de rejoindre le port de Lampaul, à Ouessant. Il faut une force majeure pour que la liaison se coupe. Trop important: pour la Bretagne, les îles sont des ponctuations de liberté farouche réparties autour de ses côtes, une part de sa culture et de son histoire. Les touristes ne s’y trompent pas, en s’y rendant chaque été en masse. Les responsables bretons non plus, avec des signes jusque dans la décoration des bateaux de service. Regardez-bien cette photo. Les lignes horizontales sur la coque de l’Enez Eussa III sont plus que de simples rappels de l’identité bretonne : des traits d’union. Le symbole du mariage d’amour entre la Bretagne, ses îles et la mer.

Christophe Agnus

Pour voir le prochain livre d’Ewan Lebourdais, c’est ici : https://fr.ulule.com/carenes-acte-2-ewan-lebourdais/

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Photo Ewan Lebourdais – Peintre de la Marine – www.ewan-photo.fr/

Un dragon qui fait rêver

C’était il y a bien longtemps, lors d’une plongée au sud de l’Australie dans un endroit au nom magique : l’île Kangourou. On m’avait prévenu que, dans ces eaux froides au sud d’Adelaïde, je pouvais croiser des phoques, des éléphants de mer et même des requins blancs. Mais je ne m’attendais pas à croiser un chevalier directement sorti de la guerre de cent ans ou du film Excalibur… Car c’est exactement ce à quoi j’ai pensé devant l’apparition d’un dragon des mers feuillu, comme sur la photo : un noble destrier moyenâgeux à la tenue exubérante arborant des oriflammes… Il mesurait environ 20 centimètres de haut, ce qui le rendait assez inoffensif mais pas moins fascinant, et j’ai dû rester cinq ou six minutes à le regarder de très près. Il flottait dans le courant, indifférent à l’observateur.

Cette espèce se retrouve principalement dans les eaux de l’île Kangourou, et encore aujourd’hui cela reste l’un de mes plus grands souvenirs de plongée. Cela me rappelle que la biodiversité n’est pas qu’un concept permettant à l’espèce humaine de survivre sur cette planète. C’est aussi une notion poétique, l’existence d’animaux magnifiques qui nous aident à rêver, à voir au-delà de notre bulle humaine égoïste. Ce dragon des mers feuillu, dont le nom est déjà un poème, m’a bouleversé par sa beauté et sa fragilité. Aujourd’hui, comme beaucoup d’autres espèces menacées, il subit les ravages de la pollution industrielle, du ruissellement des pesticides et de l’avidité des trafiquants d’espèces rares. Alors regardez-le bien et imaginez-le se déplaçant, ses protubérances squameuses en forme de feuilles flottant au gré des courants : elle n’est pas fantastique, la biodiversité ?

Christophe Agnus 

Photo Sylke Rohrlach

L’oiseau qui juge notre époque

Deux auteurs pour commenter cette image d’albatros dans la tempête. D’abord le grand Baudelaire, dont on connaît mal le passé marin, lui qui embarqua à Bordeaux, destination Calcutta, en 1841. Un naufrage aux îles Mascareignes le fit revenir plus tôt que prévu en France, mais il eut le temps de croiser le maître des airs du grand large. Dans les Fleurs du mal, il projette sa propre image dans ce grand oiseau majestueux dans son élément, mais si maladroit et gauche à terre : « Le Poète est semblable au prince des nuées / Qui hante la tempête et se rit de l’archer ; /Exilé sur le sol au milieu des huées, /Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »
Roger Taylor, lui, est un auteur actuel, et un marin qui ose affronter toutes les mers, jusqu’au Spitzberg, sur un bateau de moins de 7 mètres. Dans « Du zen et de la navigation minimaliste en milieu hostile », c’est bien plus qu’un simple animal qu’il aperçoit en levant les yeux : «Regarder un albatros, écrit-il, ce n’est pas seulement voir un oiseau ; c’est aussi sentir le poids de siècles de traditions maritimes. L’albatros est un symbole autant qu’un être vivant. Il évoque tout à la fois la maîtrise des océans et la culpabilité de l’homme. Il nous élève de sa puissance, mais, pendu à notre cou, il nous fait plier sous la connaissance de nos propres folies… Aucun autre oiseau ne peut provoquer une réaction aussi complexe. L’albatros est innocence et reproche, à parts égales. Il nous montre ce à quoi nous aurions pu aspirer et nous rappelle comment nous y avons échoué. Et dans ce nouveau siècle inconfortable, alors que nous continuons à les tuer, il symbolise, dans un silence éloquent, notre folie collective.»

Christophe Agnus

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Photo Fer Nando/Unsplash

La poésie de l’exploit utile

L’ambiance d’une expédition se lit dans le journal de bord. Et la première phrase écrite le 22 août dans celui de l’expédition Nagalaqa résume ce que vivent les trois hommes partis sur une minuscule embarcation pour rejoindre le Spitzberg par l’océan Arctique, au nord du Canada : « Arrivée douce de l’hiver… ». Le 22 août, donc. L’hiver. À bord de Babouch’ty, un combiné catamaran-char à glace de 7 mètres de long, ils vivent depuis mi-juin dans un univers en trois tons (du bleu, du gris et beaucoup de blanc) et un seul ressenti : le froid. De l’air comme de l’eau. Le 31 août, arrivés au cap Columbia, au nord du nord du nord du Canada (même les Inuits trouvent cela loin…), mais à peine à mi-distance de leur but, ils écrivent vouloir « se ménager car la route est encore longue ».

En voulant découvrir une région du monde parmi les moins connues, tout en effectuant des relevés d’épaisseur de glace, des différents polluants, mais aussi des comptages de la faune, des archives photos et vidéos des dernières glaces pluriannuelles, les trois aventuriers ne sont pas des conquérants de l’inutile. Leur exploit contribue à la connaissance, à la science. Mais il y a bien plus que cela. Il suffit de regarder les images, de lire leurs textes, d’observer leur voilier. Ils avancent sans moteur, sans bruit, dans un monde dont ils sont parmi les derniers témoins. Dans cinquante ans, cette route maritime devrait être libre de glace. Les cargos remplaceront les ours polaires. Alors, avec Babouch’ty et l’expédition Nagalaqa, profitons de l’instant, de la beauté du silence blanc, et de la poésie de l’exploit de trois hommes voulant vivre le monde avec intensité.

Christophe Agnus

Photo Nagalaqa

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