Voyage dans le temps

Cette photo, prise par Nicolas Le Corre il y a quelques jours seulement, lors des Rendez-vous de la Belle Plaisance à Bénodet, est pourtant un témoignage du passé. En noir et blanc, prise avec un appareil argentique, elle met en scène un voilier de 1898 au nom prestigieux et le premier d’une grande lignée : Pen Duick.

A titre personnel, ce beau cliché me renvoie à un temps que les moins de 20 ans n’ont pas connu. 

D’abord il y a Nicolas, le photographe. Plus jeune, étudiant, je gagnais ma vie en écrivant et faisant des photos pour des magazines de voile et de planche à voile. Parmi les confrères que je rencontrais, il y avait Nicolas Le Corre. Cheveux longs, discret, profondément gentil, sans l’once de condescendance pour le débutant que j’étais, nous avons très vite sympathisé. Nous nous entraidions, nous prêtant des objectifs ou des films, même si Nicolas était déjà amateur du moyen format. Et voir cette photo me replonge 35 ans en arrière. Précisons : Nicolas a ressorti ses appareils argentiques car il n’est plus photographe, mais charpentier de marine et restaurateur de beaux voiliers.

Ensuite il y a Pen Duick. En 1989, j’ai eu le plaisir de naviguer une journée sur ce magnifique plan Fife avec, à la barre, Eric Tabarly. C’était à Saint-Malo, début juillet. Le skipper voulait tester les nouvelles voiles que son ami, le maître voilier Victor Tonnerre, lui avait réalisées. Et j’étais invité à bord, privilège du reporter de L’Express que j’étais à l’époque. Nous étions cinq et pendant une journée, nous avons croisé devant Saint-Malo, essayant différentes allures. Le soir, j’ai invité tout le monde à dîner dans la vieille ville, avec du Chateauneuf-du-Pape, pêché mignon de Tabarly, pour arroser les plats. De cette journée, je garde en mémoire la gentillesse de ce marin réputé pour son côté taiseux, ainsi que le contenu de nos discussions. Je me souviens de son savoir encyclopédique dès qu’on parlait de bateaux, anciens ou modernes. J’ai été touché par sa timidité quand des gens l’abordaient dans la rue. Je n’ai passé qu’une journée avec le grand marin, de 5h du matin à 23 heures, mais c’est le genre de journée qui vous marque quand, gamin, vous aviez mis au plafond, juste au-dessus du lit, un poster de Pen Puick 6 vue d’avion…

Alors merci Nicolas pour cette photo pleine d’énergie… et de nostalgie. 

En air et mer (suite)

L’imagination est un outil étrange. Elle vous fait faire, inconsciemment, des associations dont vous ne trouvez pas toujours la pertinence totale. Mais à chaque fois que je vois des photos de requins-baleines (comme cette superbe image d’Henri Eskenazi), je pense à Henri de Monfreid. Sans doute la Mer Rouge, point commun géographique entre le plus grand des poissons et cet homme à la vie tumultueuse. Peut-être aussi leur besoin absolu de liberté. A moins que ce soit l’attirance des hommes pour deux êtres qui les fascinent et leur font finalement aussi un peu peur? 
Le requin-baleine est totalement inoffensif, je le rappelle. Même s’il peut mesurer 15 mètres de long, il ne se nourrit que de planctons et d’animaux de taille minuscule qu’il attrape en nageant la bouche ouverte. Henri de Monfreid était-il inoffensif? Pas sûr… Ce fils d’un bourgeois-bohême (riche, peintre et collectionneur), a fait de sa vie une aventure dans la corne de l’Afrique, ne reculant devant pas grand chose. Trafic d’armes, trafic de drogue, trafic de… ce qu’il pouvait trafiquer. Fasciné par l’Italie de Mussolini au point d’essayer de rencontrer le dictateur fasciste (sans y parvenir) et de soutenir l’Italie en Afrique au début de la seconde guerre mondiale. Il restera prudemment loin de la France pendant la période d’épuration. Avant de revenir vivre (et écrire) dans un petit village de l’Indre. Il va même, deux fois, tenter sa chance à l’Académie Française, sans succès malgré le soutien de Kessel, Pagnol et Cocteau (dont il était le fournisseur d’opium…).

A sa mort, on découvrira qu’une bonne partie des tableaux qu’il disait avoir hérité de son père, et qu’il vendait quand il avait besoin d’argent, était sans doute des faux. Peut-être même les avait-il peints…

Mais il reste l’océan. Où il n’était plus question de jouer les faussaires, et où il passera beaucoup de temps par simple goût comme pour transporter ses cargaisons en fraude, le plus souvent à la voile. Une passion née très tôt à lire ce qu’il écrivait, à 15 ans, sur la mer:
«J’ai grandi auprès d’elle et les sommeils de mon enfance ont été bercés du grondement de ses vagues. Mon printemps a éclos auprès de son azur et mon hiver finira peut-être au milieu de ses gouffres.»


Merci à Henri Eskenazi pour sa photo, et bonne semaine!

Braudel et la Méditerranée

Petite pause dans les photos «mi-air & mi-eau» pour vous proposer cette photo « mi-air & mi-mer » que je viens de prendre alors que je suis en déplacement dans les Alpes-Maritimes. En visitant Eze (d’où est prise la photo) ou les villages de l’arrière-pays, en marchant dans Nice le long de la mer comme en regardant Monaco de haut avec ses dizaines de yachts au mouillage, je pense à Fernand Braudel et ce qu’il a écrit sur la région: 

« Qu’est-ce que la Méditerranée ? Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager en Méditerranée, c’est trouver le monde romain au Liban, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’Islam turc en Yougoslavie. C’est plonger au plus profond des siècles, jusqu’aux constructions mégalithiques de Malte ou jusqu’aux pyramides d’Égypte. C’est rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l’ultra-moderne: à côté de Venise, faussement immobile, la lourde agglomération industrielle de Mestre; à côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d’Ulysse, le chalutier dévastateur des fonds marins ou les énormes pétrolières. C’est tout à la fois, s’immerger dans l’archaïsme des mondes insulaires et s’étonner devant l’extrême jeunesse de très vieilles villes ouvertes à tous les vents de la culture et des profits qui depuis des siècles, surveillent et mangent la mer. Tout cela, parce que la Méditerranée est un très vieux carrefour. Depuis des millénaires tout a conflué vers elle, brouillant, enrichissant son histoire : homme, bêtes, voitures, marchandises, navires, idées, religions, arts de vivre. Et même les plantes. Vous les croyez méditerranéennes. Or, à l’exception de l’olivier, de la vigne et du blé – des autochtones très tôt en place – elles sont presque toutes nées loin de la mer.

Et si l’on dressait le catalogue des hommes de Méditerranée, ceux nés sur ses rives ou descendant de ceux qui, au temps lointain, ont navigué sur ses eaux ou cultivé ses terres et ses champs en terrasses, puis tous les nouveaux venus qui tour à tour l’envahirent, n’aurait-on pas la même impression qu’en dressant la liste des ses plantes et de ses fruits. (…) Dans son paysage physique comme dans son paysage humain, la Méditerranée carrefour, la Méditerranée hétéroclite, se présente dans nos souvenirs comme une image cohérente, comme un système où tout se mélange et se recompose en une unité originale. Cette unité évidente, cet être profond de la Méditerranée, comment l’expliquer ? L’explication, ce n’est pas seulement la nature qui, à cet effet, a beaucoup œuvré ; ce n’est pas seulement l’homme, qui a tout lié ensemble obstinément ; ce sont à la fois les grâces de la nature ou ses malédictions, les unes et les autres nombreuses et les efforts multiples des hommes, hier comme aujourd’hui. Soit une somme interminable de hasards, d’accidents, de réussites répétées.

Plus qu’aucun autre univers des hommes, la Méditerranée ne cesse de se raconter elle-même, de se revivre elle-même. Par plaisir sans doute, non moins par nécessité. Avoir été, c’est une condition pour être. »

Annie Van de Wiele et Henri Eskenazi

La semaine dernière, je vous disais que j’ai toujours aimé les photos «mi-air & mi-eau», en vous proposant une photo d’Ewan Lebourdais. Henri Eskenazi, que les habitués de la photo de mer connaissent déjà bien, m’a envoyé d’autres images étonnantes prises de cette façon. Je commence par celle-ci, dont il faut observer les détails, à droite et à gauche. 
Pour l’illustrer, j’ai trouvé que cet extrait de « Pénélope était du voyage », d’Annie Van de Wiele, livre de 1954, collait bien:

« C’était une vie bizarre mais pleine de charme. Quand on vit à bord, c’est toujours comme cela, on n’a pas de place définie dans la société, on a des fréquentations éclectiques. Ce que je sais, c’est que les gens que nous apprenons à connaître, riches ou pauvres, ne sont jamais médiocres. Le snobisme n’a pas de place chez nous, il s’étiole dans une cabine de bateau. (…)
Nous aimons ces longues traversées, quand rien de ce qui est terrestre n’a plus d’importance. Au milieu de l’océan l’argent ne signifie rien, ni aucun des modes de la vie à terre. Nous aurions pu naviguer ainsi indéfiniment, nous redressant machinalement aux mouvements du bateau, sans souhaiter arriver, jusqu’à ce que toutes nos provisions fussent terminées et toute notre eau bue et qu’ainsi la terre soit devenue nécessaire. Notre désir de vent n’est pas un désir de toucher un but plus vite. C’est parce qu’un voilier sans vent à l’âme triste et parce que rien n’égale la sensation de voler sur les vagues à bonne allure et de sentir vivre et plonger le bateau comme un heureux marsoin. »

Bonne semaine! 
 

PS: L’article du Nouvel Obs sur « Libre. Ecrire sur les chemins du monde », a été le plus lu de la semaine sur leur site, avec plus de 200 000 visites. Très heureux et fier pour Frédéric Pie, l’auteur de cet excellent livre que nous avons édité.

Le site d’Henri Eskenazi: https://www.henrieskenazi.com/

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